La mobilité est une caractéristique importante et ancienne des sociétés européennes. En effet, marchands, diplomates, soldats et pèlerins, pour ne citer qu’eux, parcourent déjà les routes d’Europe à l’époque médiévale et plus encore à la Renaissance et au xviie siècle. De nouveaux types de voyageurs et de nouvelles pratiques de déplacement émergent au siècle des Lumières. Une conjonction de facteurs offre de nouvelles raisons aux Européens de se déplacer et de voyager, aidés par des infrastructures améliorées permettant une mobilité plus facile et surtout bien plus rapide.
Pourquoi voyager en Europe au siècle des Lumières ?
Les formes de voyage « traditionnelles » sont plus que jamais présentes au xviiie siècle. Les marchands, diplomates, soldats et pèlerins, les artistes allant de cour en cour, ou encore des travailleurs saisonniers et migrants parcourent l’Europe au gré de la géopolitique, des guerres et fluctuations de frontières, comme des saisons. Ces déplacements peuvent être de quelques dizaines ou centaines, voire de plusieurs milliers de kilomètres. Toutefois, voyager coûte cher, le danger est proche sinon permanent : accidents sur les routes, brigandages, aléas climatiques, etc. De plus, les vitesses de déplacement sont en moyenne extrêmement faibles, à peine plus que la marche dans le meilleur des cas. La mobilité ne concerne donc qu’une frange marginale de la société, qui ne voyage que pour des raisons précises et importantes.
Parallèlement à ces formes séculaires de voyage, de nouveaux types de voyage et de nouvelles manières de voyager émergent progressivement. Les grandes découvertes, l’humanisme, l’imprimerie et la révolution scientifique des périodes de la Renaissance et du xviie siècle créent et diffusent en Europe des connaissances inédites ainsi qu’une nouvelle représentation du monde. La morale classique qui glorifie l’immobilisme – Blaise Pascal écrit par exemple dans les années 1670 : « Tout le malheur des hommes vient de ne savoir pas se tenir au repos dans une chambre » – est remise en cause. Désormais, il faut parcourir le monde car, comme l’explique le chevalier de Jaucourt dans l’Encyclopédie en 1772, le voyage est « l’école où l’on apprend la diversité de tant d’autres vies, où l’on trouve sans cesse quelque nouvelle leçon dans ce grand livre du monde ».
Diversité des voyageurs et des pratiques de voyage en Europe
De nouveaux objectifs de voyage impliquant d’autres catégories de voyageurs et des approches du voyage inédites émergent.
Poussés par l’empirisme, c’est-à-dire l’observation et l’expérimentation, les savants sortent de leur laboratoire pour parcourir la nature. Les savants de l’époque moderne ne voyagent pas seulement de bibliothèque en université ou en terrain connu, ils explorent l’Europe. Ils parcourent la nature des plaines aux sommets des montagnes, ils circulent de leur ville aux confins de l’Europe. Les spécialistes des sciences naturelles telles la botanique, la minéralogie et la géologie vont de découvertes en découvertes en explorant toute l’Europe et en diffusant leurs résultats dans les sociétés savantes et les cabinets de curiosités, c’est-à-dire des collections privées regroupant des minéraux, des herbiers, ou toutes sortes de production de la nature. Par exemple, les échanges réguliers et les nombreuses rencontres entre les membres de l’Académie des sciences en France et de la Royal Society anglaise attestent de la vivacité de ce dialogue amenant à la construction de nouvelles connaissances.
Tout au long du xviiie siècle, une autre nouvelle catégorie de voyageur se retrouve sur les routes d’Europe : les aristocrates anglais effectuant leur Grand Tour. Après avoir achevé leurs études, les jeunes nobles anglais effectuent ce voyage pédagogique sur le continent, allant de cour en cour, ou de ville en ville, pour se sociabiliser ainsi que pour découvrir l’art, notamment en Italie. À la fin du siècle, des étapes pour découvrir la nature, particulièrement dans les Alpes, s’ajoutent aux étapes incontournables. Réaliser un Grand Tour prend du temps : les voyageurs y consacrent souvent plusieurs années. Cependant, les étapes et arrêts sont proportionnels : il est possible de rester plusieurs mois dans la même ville ou la même cour, spécialement en hiver, sous un climat clément. D’abord exclusivement anglaise, cette pratique s’étend rapidement à toutes les élites européennes, notamment les écrivains et artistes. Montesquieu, d’Alembert, le marquis de Sade, Stendhal ont par exemple chacun effectué un Grand Tour.
Le tourisme commence à émerger à la toute fin du siècle. La dénomination « touriste » est anachronique avant le début du xixe siècle, toutefois, pour imiter la noblesse et ses Grands Tours, certains membres des élites socio-économiques européennes disposant de temps et d’argent, à l’instar de la bourgeoisie naissante, commencent à voyager pour le plaisir. Ce plaisir est relatif à la découverte esthétique des paysages pittoresques ou des beautés de la nature, suivant la mode lancée par Jean-Jacques Rousseau dans les Alpes. Les tout premiers touristes recherchent également la sociabilité entre personnes de même rang social, notamment dans des villes d’eaux (Bath en Angleterre, Spa en Belgique).
Les infrastructures et réseaux de transport en Europe
La consolidation des États européens entraîne un développement des infrastructures de transport. En effet, la route a d’abord un caractère politique, administratif et militaire en plus de son rôle dans le commerce ou le voyage d’agrément. Afin d’affirmer leur puissance, les États cherchent à maîtriser et améliorer leurs réseaux routiers pour transmettre plus rapidement des informations et accroître ainsi leur maîtrise du territoire.
Le perfectionnement des techniques de construction et des revêtements des routes ont permis de les rendre plus solides et durables dans le temps, mais aussi plus rapides pour les voitures hippomobiles. Bien qu’aucune révolution majeure n’intervienne dans le domaine du véhicule routier, les coches, berlines ou diligences gagnent en confort, en sûreté et en rapidité. En l’espace de quelques décennies, entre le début et la fin du xviiie siècle, les temps de parcours diminuent considérablement : s’il faut 240 heures de coche pour joindre Paris à Lyon au milieu du siècle, ce même trajet prend deux fois moins de temps à l’orée de la Révolution française.
Outre les progrès techniques, l’organisation des transports est d’une importance capitale pour faciliter le déplacement. Les postes, comme la Poste royale en France ou celle des Thurn und Taxis dans le Saint-Empire, jouent un rôle de premier plan. Elles gèrent les distributions de courrier mais elles sont aussi des relais pour les voyageurs qui peuvent y louer des voitures, des chevaux, ou une place dans une diligence. En lien avec les progrès des routes, les postes densifient et améliorent leurs réseaux, devenant ainsi un des acteurs majeurs des voyages en Europe.
En Europe, la navigation fluviale est extrêmement utilisée pour les transports de marchandises et les longs voyages. La création des nombreux canaux au cours de l’époque moderne a permis de relier des rivières et des fleuves entre eux et ainsi de créer un véritable réseau fluvial européen. À titre d’exemples, la France compte, en 1789, 1 000 km de canaux et 7 000 km de voies navigables et le Danube a été l’un des principaux axes de circulation dans l’empire des Habsbourg.
L’émergence et le développement fulgurant de la navigation à vapeur puis du chemin de fer au début du xixe siècle change les paradigmes du temps, de l’espace et de la mobilité : l’Europe entre réellement dans la modernité technique. Mais ces nouveaux modes de transports n’émergent pas spontanément. Ils s’appuient sur la maîtrise de l’espace, la nécessité du transport, l’envie de voyage, les réseaux et infrastructures créés au siècle des Lumières.