Les dynamiques économiques semblent aujourd’hui aller contre les dynamiques écologiques, provoquant à travers nos modes de vie une fragilisation sans précédent des équilibres naturels (épuisement des ressources, changement climatique, érosion de la biodiversité). Les économistes, face à ces dynamiques, ont la réputation de ne pas prendre suffisamment la mesure des enjeux, faisant souvent fi des contraintes matérielles et énergétiques dans leurs études des flux monétaires et financiers qui animent nos sociétés.
Une histoire ancienne
Économie et écologie ont pourtant des racines communes. L’économie, oikos-nomos, désigne originellement les règles de gestion du foyer domestique. L’écologie, oikos-logos, renvoie étymologiquement à l’ensemble des savoirs permettant de connaître ce foyer, ce milieu. Jusqu’au xviiie siècle, les frontières entre économie et écologie sont ainsi poreuses. Carl Linnæus, célèbre naturaliste suédois, considère que l’économie est susceptible d’informer la bonne gestion du monde naturel, au-delà de la sphère domestique. Au même moment, l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert consacre « l’économie rustique » comme « l’art de connaître tous les objets utiles et lucratifs de la campagne » (1755, p. 349).
Parallèlement, dans le sillage de la Fable des abeilles de Bernard Mandeville (1714), l’économie tente de s’émanciper, de se libérer des questions éthiques, et de bâtir ses propres principes de compréhension du monde. L’école française des physiocrates, emmenée par le médecin François Quesnay, élabore au milieu du xviiie siècle le premier circuit économique permettant de comprendre la circulation des richesses dans la société. Le monde naturel occupe une place significative chez les physiocrates car, selon eux, seule la culture de la terre est capable de produire de la richesse, via la multiplication des grains.
De l’abondance à la rareté
L’école classique, au tournant du xixe siècle, observatrice de l’essor industriel, va changer les représentations économiques de la nature et de l’environnement. Si certains, comme le français Jean-Baptiste Say, insistent sur les « dons gratuits de la nature » qui permettent le développement des activités humaines, d’autres, comme les Britanniques Thomas R. Malthus et David Ricardo, soulignent le caractère parcimonieux de ces richesses naturelles, en particulier la rareté des terres, obstacle majeur à la croissance ad infinitum de la population et des activités économiques. Ce pessimisme conduira d’ailleurs Ricardo à envisager, à terme, un état stationnaire de l’économie, contraint par les limites de l’environnement naturel. John Stuart Mill fera le même diagnostic, avec toutefois une vision plus positive de l’état stationnaire, vu comme levier d’émancipation vers les arts et la culture.
L’un des plus grands bouleversements de la science économique a lieu en Europe dans les années 1870, à travers ce qui a été appelé plus tard la « révolution marginaliste », consistant à utiliser les mathématiques comme mode de raisonnement avec une attention non plus sur les forces matérielles à l’œuvre dans la production de richesses, mais sur les motivations psychologiques des individus (leur utilité) dans les activités d’échange. Ce basculement s’est accompagné d’une tendance à ne considérer que deux facteurs fondamentaux dans la production de biens et services, le travail et le capital, au détriment de la terre et des ressources naturelles. Il serait néanmoins erroné de croire que tout enjeu naturel disparut ainsi de l’esprit des économistes. Le Britannique W. Stanley Jevons, grand artisan de la révolution marginaliste, travaillait également sur l’épuisement du charbon. Et le Français Léon Walras, exilé en Suisse, portait un projet atypique de nationalisation des terres en marge de ses travaux sur l’équilibre économique.
Ressources en amont, pollutions en aval
La question des pollutions industrielles, quant à elle, a tardé à être prise en compte par les économistes. Il faut attendre les années 1910-1920 pour que, en Angleterre, apparaissent les travaux d’Arthur C. Pigou sur ce qui est désormais communément appelé « externalités », c’est-à-dire l’ensemble des effets collatéraux des activités économiques, y compris la pollution, non pris en compte par les marchés. Cherchant à identifier les champs d’action de la puissance publique, Pigou ne tarde pas à mettre en relief les enjeux environnementaux, via la question des pollutions donc, mais aussi via la question de l’épuisement des ressources qui met à mal l’équité intergénérationnelle. Remarquons que, alors que l’environnementalisme est en plein essor aux États-Unis, ce n’est pas là-bas que les économistes se sont intéressés en premier aux pollutions, mais en Europe, sans doute en raison d’un contexte de pressions anthropiques plus impérieux (densité accrue de population, territoires plus anciennement industrialisés, etc.).
Dans l’entre-deux-guerres, le centre névralgique de la discipline économique se déplace du continent européen aux États-Unis, ce qui n’empêche toutefois pas les économistes basés en Europe de poursuivre leurs réflexions sur les enjeux de ressources naturelles et d’environnement. Au cœur de la discipline, les préoccupations sont souvent ailleurs (chômage, stabilité monétaire), surtout au moment de la Grande Dépression des années 1930. Quelques économistes innovent néanmoins. L’Autrichien Otto Neurath met ainsi en exergue, dès le tournant des années 1920, la nécessité de considérer nombre des attributs de la nature comme incommensurables. Il refuse de voir la monnaie comme instrument de mesure des flux naturels, et dénonce les excès de la maximisation des revenus oubliant les enjeux écologiques. Avec d’autres penseurs, souvent issus des sciences naturelles comme le Britannique Frederick Soddy ou le Polonais émigré aux États-Unis Alfred Lotka, Neurath fait figure de pionnier des courants dits de l’économie écologique, qui occupent aujourd’hui une place grandissante sur la scène académique.
Changements climatiques et enjeux globaux
L’internationalisation de la discipline économique se renforce après la Seconde Guerre Mondiale. Face à la montée des préoccupations environnementales dans les années 1960, le club de Rome, certes basé en Europe, est amené à solliciter une équipe américaine, au MIT, pour la préparation du rapport Meadows (1972) sur les limites de la croissance. Rapidement, les économistes européens expriment un intérêt grandissant pour les exercices de modélisation prospective. En Grande-Bretagne, le gouvernement élabore même un programme pour la constitution d’équipes dédiées à la modélisation économie-énergie-environnement.
À partir des années 1970, et surtout après les années 1990, les économistes, en Europe comme ailleurs, se mettent à investir la question climatique. Les Européens apparaissent bientôt plus volontaristes que leurs pairs américains, comme en témoigne le rapport du Britannique Nicholas Stern (2006) militant pour un taux d’actualisation faible dans nos calculs économiques, c’est-à-dire un poids plus grand accordé aux générations futures dans nos décisions contemporaines.
Aujourd’hui, la recherche économique européenne couvre non seulement ces enjeux de changement climatique, mais elle s’intéresse également à d’autres sujets comme la remise en cause des indicateurs de richesse (PIB) ou la promotion d’innovations économiques et sociales marquant une rupture avec les modes de production et de circulation des richesses en vigueur. La recherche sur les monnaies locales ou sur les programmes de décroissance sélective est ainsi particulièrement féconde en France, en Espagne et dans certains pays du Nord de l’Europe – une promesse, peut-être, que la discipline économique est capable de se réinventer pour franchir une nouvelle étape de sa longue histoire.