D’inspiration romantique, le naturisme libertaire fin-de-siècle est porté par les déçus de la modernité et du culte de la machine. Il prône alors l’abandon de la civilisation industrielle, le retour à la terre et la simplification des besoins. Si les mouvements anglais (le Back to Nature d’un Edward Carpenter) et germaniques (la Lebensreform promue par Gustav Landauer, ou la colonie suisse Monte Verità) jouissent d’une aura militante importante, les naturiens français pâtissent d’une réputation d’utopisme passéiste qui les disqualifie aux yeux de nombreux militants. Émergeant dans un contexte où les anarchistes s’interrogent sur leur répertoire d’action, le courant naturien tente de politiser la nature notamment par le recours à la science de la préhistoire. Montmartre, territoire parisien singulier, joue un rôle particulier dans ce processus.
La naissance du courant naturien
À l’été 1894, à la suite de l’assassinat du président Sadi Carnot, s’opère un tournant décisif pour la constellation anarchiste, à l’heure des lois scélérates. Réprimés et forcés à l’exil, les libertaires sont contraints de renoncer peu à peu à la propagande par le fait terroriste. L’apparition concomitante du courant anarchiste naturien s’inscrit comme l’une des tentatives, aux côtés du syndicalisme, de renouvellement du répertoire d’action libertaire. Le premier journal naturien, L’État naturel et la part du prolétaire dans la civilisation, publié à l’été 1894 et illustré par le dessinateur Émile Gravelle (1855-1920), invite, par le biais d’un dialogue fictif entre un homme préhistorique, des ouvriers, des mineurs, des paysans et des employés, à abandonner la civilisation matérielle et ses usines pour rejoindre la « Nature » et recouvrer sa liberté (ill. 2).
Dès le printemps 1895, cette idée du « retour à la vie naturelle » finit par pénétrer le Montmartre libertaire où se forme un premier groupe naturien, réuni chaque mardi dans un petit débit de boissons, au 69 rue Blanche. Ce petit groupe faiblement structuré se compose notamment d’artistes sans le sou (Émile Gravelle), de chansonniers (Paul Paillette), d’employés (Henri Zisly à la Compagnie des chemins de fer et Henri Beaulieu dans une banque) mais aussi d’artisans (le cordonnier Honoré Bigot et le bourrelier Alfred Marné), qui publient quelques revues souvent difficiles à éditer. Ce groupe connaît un succès mitigé : à son apogée, il ne compte qu’une vingtaine de militants actifs et traverse de longues périodes d’inactivité, notamment entre 1898 et 1902 lorsqu’Émile Gravelle se retire pour mettre son crayon au service de la presse antisémite. Certains de leurs banquets attirent toutefois l’attention, notamment celui d’août 1896, auquel assiste une petite centaine de convives. Ce succès relatif mène à l’éclosion de groupes naturiens à Paris (les Naturiennes à St-Michel) et dans d’autres grandes villes (Toulon, Bordeaux) sans que ceux-ci ne parviennent toutefois à se structurer durablement.
En dépit de cette relative marginalité, les naturiens s’emploient, par l’intermédiaire de Henri Zisly, à diffuser leurs brochures hors des frontières françaises (Belgique, Pays-Bas, États-Unis, et un peu plus tardivement en Espagne). Forme de consécration internationale, l’autrichien polyglotte Max Nettlau, bientôt surnommé « l’Hérodote de l’anarchie » (R. Rocker), les mentionne dès 1897 dans sa célèbre Bibliographie de l’anarchisme.
L’âge d’or de la préhistoire : entre science et imaginaire politique
Mais quelle forme de société entendent-ils voir émerger ? Ils opposent à la « Civilisation » et sa dégénérescence – thème omniprésent en cette fin de siècle – les modes de vie des premiers hommes, récemment exhumés par une science en plein essor, la préhistoire. Les Naturiens de Montmartre défendent alors que l’on puisse se vêtir de peaux de bêtes, s’abriter dans des cavernes et même se dispenser de labourer la terre, celle-ci ayant, selon eux, toujours fourni en surabondance la nourriture quotidienne. À l’encontre du futurisme hégémonique qui prévaut chez les socialistes, les Naturiens activent un imaginaire concurrent d’« abondance naturelle », qui exclut toute recherche du « luxe matériel » (Henri Zisly, L’Enclos, n°10, 1er décembre 1896). Toutefois, il existe des divisions internes au courant, certains prônant un recours modéré aux machines.
La plupart des anarchistes qui leur sont contemporains, comme Pierre Kropotkine ou Jean Grave, jugent anachroniques leurs doctrines comme leurs stratégies, quand ils ne les accusent pas de verser dans un sectarisme dangereux. Pourtant, la référence d’apparence passéiste à l’âge d’or primitif leur sert de mythe mobilisateur, outil de politisation face à un processus bien à l’œuvre au xixe siècle : la destruction des milieux naturels.
En mobilisant pêle-mêle Rousseau, les savoirs naturalistes et la science forestière, les Naturiens tentent d’attirer l’attention des anarchistes autour « des fléaux naturels (avalanches, éboulements, inondations, sécheresses), conséquences des atteintes portées par l’homme à la Nature » (L’État naturel et la part du prolétaire dans la civilisation, n°3, juillet-août 1897). Ils n’ont de cesse d’alerter sur les déboisements, l’appauvrissement des sols, ou encore sur l’intoxication au blanc de plomb, auxquels ils consacrent plusieurs de leurs causeries. Cette défense de l’harmonie naturelle n’est donc pas suscitée par un simple élan esthétique mais se conjugue avec un anticapitalisme radical : « Le Progrès Matériel est le fruit de l’esclavage ». La « révolution » des Naturiens cherche ainsi à incorporer le prolétariat, victime matricielle des maux de la « Civilisation ». Alfred Marné, naturien cordonnier, écrit à ce propos : « Alors, populace, prolétaires, plébéiens, ceux de la glèbe, vagabonds ou parias, quand vous sortirez de vos basses-fosses, de vos géhennes, de vos tombeaux, abandonnez les villes aux chauves-souris et aux lézards, les machines à la rouille, les mines à l'éboulement » (Alfred Marné « Sauvagisme », Le Naturien, n°1, mars 1898).
Montmartrois des villes ou des champs ?
Les Naturiens sont donc bien des enfants de leur siècle : ils se nourrissent d’ouvrages de vulgarisation scientifique (ethnologie, préhistoire) dont ils proposent des traductions politiques. Quelques-uns reviennent même de voyages au cours desquels ils disent avoir observé les « Sauvages » (Gravelle en Argentine, Beaulieu en Algérie, et Tchandala au Tonkin). Mais c’est aussi dans Paris, à Montmartre, qu’ils trouvent paradoxalement un précieux imaginaire environnemental qui les inspire.
La Butte qu’ils habitent, ancien faubourg agricole annexé en 1860, reste faiblement industrialisée. Elle offre un panorama sur les fumées de la ville et de sa banlieue, que Gravelle dessine abondamment. Le sol montmartrois rendu instable par les anciennes carrières de gypse ralentit sensiblement les grands travaux d’urbanisation, le Sacré-Cœur en tête. Montmartre charrie alors un imaginaire environnemental concurrent, celui de ses moulins, que la Société du Vieux Montmartre, fondée en 1887, s’inquiète de voir disparaître. Citons surtout le fameux Maquis à proximité directe duquel habitent les Naturiens (ill. 1), où des populations pauvres pratiquent le jardinage dans un cadre arboré bien étranger à la nature bourgeoise et « engrillagée » (Henri Zisly « Apologie de la Nature », conférence du 30 octobre 1897) des parcs haussmanniens. La Butte incarne une tradition politique communaliste attachée à sauvegarder ses espaces naturels et populaires. Plutôt que de fuir Paris, les Naturiens proposent parfois de réensauvager la ville depuis Montmartre, et de laisser la végétation engloutir une capitale fantasmée en vaste ruine, ce qui serait idéal pour pratiquer l’anarchisme en acte. Ainsi, s’ils s’inquiètent de l'haussmannisation à marche forcée et militent pour « l’abandon des villes » en tant que Parisiens, ils expérimentent, en Montmartrois, un espace à l’origine même de leur naturisme, à défaut de pouvoir y fonder finalement leur colonie.
Ce n’est qu’en 1903 qu’une seconde génération de Naturiens, soutenue par Zisly et Beaulieu, inaugure son premier milieu libre à Vaux (Aisne), auquel succéderont jusqu’aux années 1930 d’autres colonies libertaires. Pourtant, ce second naturisme s’y fait moins radical et préfère se concentrer prioritairement sur une réforme hygiéniste des modes de vie (végétarisme, anti-tabagisme) plutôt que sur la dénonciation de la destruction des milieux naturels.