Les espaces forestiers sont au cœur des processus de colonisation. Prisées pour leurs ressources en bois, les forêts sont investies par les États coloniaux européens qui se les approprient par divers moyens : tandis que l’adoption de législations forestières fournit une base juridique et légale au transfert des terres, de puissants services forestiers tentent d’imposer le contrôle des Européens sur ces espaces. Ces opérations de colonisation trouvent une justification théorique dans le discours scientifique qui s’impose au xixe siècle, attribuant aux forêts un rôle central dans l’équilibre écologique de la planète. Les Européens s’emparent de ce discours et accusent alors les populations locales de détruire les forêts. C’est au nom de la protection de ces espaces menacés qu’ils légitiment leur accaparement. Pourtant, c’est bien la colonisation qui entraîne un recul sans précédent du couvert forestier dans les colonies. La dégradation des conditions économiques et sociales des populations locales n’est pas moindre, nourrissant ainsi les sentiments d’hostilité à l’égard des puissances coloniales.

Démasclage d’un chêne-liège. Région de Constantine, 1911, © Jacques Boyer/Roger Viollet,
Démasclage d’un chêne-liège. Région de Constantine, 1911, © Jacques Boyer/Roger Viollet, www.roger-viollet.fr
Sommaire

Les forêts coloniales sont au cœur des processus de colonisation. Les États européens multiplient en effet les innovations juridiques, techniques et politiques pour s’approprier ces territoires. Loin d’être de simples marges périphériques, les forêts coloniales constituent des laboratoires d’expérimentation de politiques et de pratiques qui, aujourd’hui encore, jouent un rôle essentiel dans la gestion forestière.

Les forêts au cœur des processus de colonisation

Les motivations sont d’abord militaires : l’île Maurice, occupée par la France en 1721, fournit ainsi à la Marine française du bois de qualité pour ses navires de guerre, afin de concurrencer la Navy britannique. De même, les forêts algériennes attirent la convoitise de l’État français qui entame la conquête du pays en 1830 et réalise, dès 1847, la carte suivante, indiquant les ressources forestières potentiellement exploitables :

Carte des ressources forestières potentielles de l’Algérie réalisée en 1847 Archives nationales d’outre-mer, Aix-en-Provence, CP C 40
Carte des ressources forestières potentielles de l’Algérie réalisée en 1847, Archives nationales d’outre-mer, Aix-en-Provence, CP C 40

Les forêts ont également une valeur marchande. Sur l’île de Java, la Compagnie néerlandaise des Indes orientales exporte dès le xviie siècle de nombreuses essences forestières prisées en Europe, comme le bois d’ébène. En Algérie, l’État accorde des concessions à des entreprises pour exploiter les forêts de chênes-lièges qui, en 1940, représentent près d’un cinquième de la production mondiale de liège. Largement minoritaires par rapport aux populations autochtones, les Européens s’appuient sur des relais issus des sociétés locales pour tenter d’imposer leur autorité sur ces territoires et garantir l’exploitation des forêts.

Pour s’approprier les forêts, les États coloniaux organisent le transfert des terres : en Algérie, plusieurs lois adoptées par la France entre les années 1840 et 1880 légalisent l’accaparement de plus de deux millions d’hectares de forêts. En parallèle, les autorités coloniales fondent des services forestiers chargés d’organiser l’exploitation des forêts, ainsi que de réprimer les délits forestiers. Ces administrateurs jouent un rôle central dans la modification des paysages forestiers, rendant ainsi visible la domination européenne dans l’espace et démontrant la capacité des colonisateurs à altérer le territoire. En Indochine, ils aménagent ainsi les forêts tropicales pour les transformer en futaies productives à essence unique. En Algérie, la propagande coloniale met en scène l’importation des techniques européennes de sylviculture, comme en témoigne la photographie ci-dessus.

À partir du xixe siècle, un réseau d’administrateurs coloniaux se constitue à l’échelle mondiale. L’école forestière française de Nancy, fondée en 1824, se trouve au cœur de ce réseau : entre 1867 et 1893, près de 90 % des forestiers britanniques en poste en Inde y ont été formés. Cette circulation favorise la diffusion de concepts comme celui de « taux de boisement », né en France puis introduit en Inde britannique par ces forestiers.

Un discours scientifique au service de politiques impérialistes

Pour justifier ces politiques autoritaires, les Européens instrumentalisent un discours scientifique qui affirme que le déboisement conduit à la dessiccation (assèchement) du globe, et donc à la disparition de la civilisation humaine. À Maurice, l’intendant Pierre Poivre observe ainsi l’impact du déboisement sur les cours d’eau, l’érosion des sols et les précipitations. Pour protéger les forêts de l’île, il fait adopter en 1769 une ordonnance qui crée les premières réserves forestières. Au xixe siècle, le discours sur la « forêt salvatrice » se diffuse à une échelle beaucoup plus large et offre alors une justification de la colonisation des forêts aux États européens.

Dans les colonies, les Européens utilisent ce discours pour criminaliser les pratiques autochtones de gestion forestière jugées destructrices. Ils ciblent en particulier la technique de l’écobuage, consistant à incendier une portion de la forêt pour la régénérer, et présentent la colonisation des forêts comme une obligation morale dans le cadre de la « mission civilisatrice » qu’ils revendiquent. La Ligue du reboisement de l’Algérie, groupe de pression fondé en 1881, obtient du gouvernement français l’adoption d’une loi en 1885, qui autorise l’expropriation des terres forestières algériennes au nom de la protection des forêts. Suite à la l’adoption de cette loi, le domaine forestier de l’État français en Algérie passe de deux millions d’hectares en 1872 à 3,25 millions en 1888.

Pourtant, ces mesures de protection répondent avant tout à des intérêts stratégiques. La création de parcs nationaux, notamment en Algérie dans les années 1920, permet par exemple de sédentariser les dernières populations nomades, en même temps qu’elle rend possible le développement d’une industrie touristique naissante centrée sur une vision fantasmée de la nature.

Les conséquences environnementales et sociales de la colonisation des forêts

La colonisation constitue un tournant dans la pression exercée par les humains sur leur environnement forestier. Dans la province indienne du Coorg par exemple, les Britanniques développent d’immenses plantations de caféiers dans les années 1850, qui entraînent l’abattage de plus de 8 000 hectares de forêt dense. Un rapport de 1868 rédigé par un commissaire relève déjà les conséquences de cette déforestation : érosion des sols, assèchement du climat, perturbation de l’hydrographie, déséquilibre de la faune causant la prolifération d’insectes nuisibles. À partir de 1853, la construction du chemin de fer, qui nécessite la production d’un million de traverses de bois chaque année, intensifie la surexploitation des forêts indiennes. Les guerres de décolonisation accentuent la dégradation des massifs forestiers. Lors de la guerre d’indépendance algérienne entre 1954 et 1962, l’armée française incendie ou bombarde au napalm plusieurs centaines de milliers d’hectares pour lutter contre les indépendantistes réfugiés dans les forêts.

Les populations autochtones qui vivent des ressources de la forêt sont directement affectées par ces dégradations. La répression des délits forestiers accentue leur paupérisation. En Algérie, les lois forestières prévoient des sanctions très lourdes en cas d’incendie : séquestre des terres ou amendes collectives infligées aux tribus, souvent contraintes de vendre leurs terres aux Européens pour les payer. Plus largement, la colonisation des forêts bouleverse la structuration des sociétés autochtones. Dans la région indienne des Ghâts occidentaux, la pratique de l’agriculture itinérante disparaît en quelques décennies. Le gouvernement britannique recense 3 269 agriculteurs itinérants en 1864 ; en 1878, ils ne sont plus que 1 288. L’ensemble de ces bouleversements suscite de fortes hostilités au sein des sociétés locales, dont se nourrissent les mouvements nationalistes. Le Congrès national indien organise ainsi dans les années 1920 et 1930 des actions de résistance passive autour de la thématique forestière. En Algérie, le Front de libération nationale (FLN) investit les massifs forestiers de la colonie qui demeurent, jusqu’à l’indépendance en 1962, des poches de résistance à l’armée française.

La colonisation des forêts par les Européens, lourde de conséquences pour les populations comme pour l’environnement, s’appuie donc sur un discours scientifique qui légitime l’accaparement de millions d’hectares de terres forestières. Après les indépendances, les nouveaux États s’emparent de ce discours qui, aujourd’hui encore, permet de justifier des pratiques autoritaires exercées sur les territoires et les populations.

Citer cet article

Jonas Matheron , « Les forêts coloniales », Encyclopédie d'histoire numérique de l'Europe [en ligne], ISSN 2677-6588, mis en ligne le 22/07/21 , consulté le 06/10/2024. Permalien : https://ehne.fr/fr/node/21630

Bibliographie

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Davis, Diana K., Les mythes environnementaux de la colonisation française au Maghreb, Seyssel, Champ Vallon, 2012.

Grove, Richard H., Green Imperialism : Colonial Expansion, Tropical Island Edens and the Origins of Environmentalism, 1600-1860, Cambridge, Cambridge University Press, 1995.

Thomas, Frédéric, « Écologie et gestion forestière dans l’Indochine française », Revue française d’histoire d’outre-mer, t. 85, n° 319, 2e trimestre 1998, p. 59-86.

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Employés de l’herbier du jardin botanique de Calcutta, c. 1900. Central National Herbarium, Calcutta.
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