Entre 1921 et 1931, les autorités coloniales créent treize parcs nationaux en Algérie, qui précèdent de près de quarante ans leurs équivalents en France métropolitaine (1963). Ils diffèrent à plusieurs égards des structures créées au même moment pour réguler la chasse au Congo belge (1925) ou en Afrique du Sud (1926). Les parcs nationaux algériens ont en effet pour fonction première de mettre en tourisme des forêts que les autorités coloniales souhaitent soustraire aux usages agro-pastoraux des populations locales algériennes. Ces parcs se distinguent également par un mode de gouvernance de la nature particulièrement complexe, écartelé entre différents acteurs, ce qui peut rendre leur fonctionnement plus informel qu’officiel. Cette caractéristique constitue souvent un obstacle structurel pour les aménageurs, expliquant en partie l’échec des tentatives de mise en tourisme dans plusieurs des parcs nationaux algériens.
Un projet de préservation devenu un programme touristique (1912-1921)
Les parcs nationaux algériens sont créés par le Gouvernement Général et les préfets à partir de 1921. Ils répondent à des demandes de réserves naturelles émises à partir de 1912, à la fois par des naturalistes et par des associations touristiques. Ils sont situés dans la partie septentrionale de la colonie, dans des milieux proches de ceux de l’Europe méditerranéenne (ill. 1), essentiellement dans les départements d’Alger et de Constantine. Officiellement, ils sont destinés à protéger des forêts algériennes de toute exploitation économique. Dans la réalité, la répression s’exerce principalement sur les pratiques agro-pastorales algériennes comme le pâturage ou l’écobuage (fertilisation des sols par le brûlis), considérées par les autorités coloniales comme un facteur de détérioration des qualités esthétiques de ces forêts.
Le statut des parcs nationaux algériens (1921) encourage aussi fortement leur mise en tourisme. En effet, une clause permet la création de stations touristiques au sein des aires protégées, afin d’offrir aux populations européennes d’Algérie des sites où elles pourraient échapper à la chaleur des plaines l’été. Représentant en 1920 un peu moins de 13 % des habitants du pays, les Européens sont principalement urbains et vivent en majorité le long du littoral. Dans le choix des sites qu’ils mettent en parc, les services forestiers accordent une attention particulière aux forêts comptant des espèces endémiques comme le cèdre. Toutefois, en périphérie des agglomérations européennes où ce type de boisement est introuvable, les autorités se contentent de forêts accessibles en voiture et comptant une densité d’arbres suffisante pour constituer des espaces de promenade ombragés. En outre, la surface de ces parcs est modeste, avec 2110 hectares en moyenne, car les autorités coloniales n’entendent pas sacrifier trop d’espace à l’exploitation forestière européenne, qui prime sur le développement touristique.
Les premiers aménagements touristiques (1921-1945)
Les aménagements touristiques sont le fait de différents services, publics et privés, qui se coordonnent de manière plus ou moins efficace selon les espaces. Les premiers aménagent des routes carrossables dans les parcs, nécessaires à la desserte touristique et à la surveillance des forêts par le Service des Eaux et Forêts, chargé de faire appliquer les règlements à l’égard des usages algériens. Les financements, obtenus via des emprunts à la métropole, sont limités, conduisant à prioriser certains projets. Ainsi, le circuit du parc national du Djurdjura (ill. 4 et 5), réalisé entre 1923 et 1931 et long d’une trentaine de kilomètres, rend accessible aux touristes européens un territoire de la colonie jusqu’alors marginal, mais absorbe une grande partie du budget disponible. Cela entraîne l’annulation d’un autre projet de circuit touristique entre les parcs de l’Ouarsenis et de Théniet El-Haad, dans l’ouest du département d’Alger.
En revanche, les pouvoirs publics délèguent l’essentiel de la construction des stations touristiques à des acteurs privés locaux, qui n’en viennent pas toujours à bout, faute de moyens suffisants. Le Service des Eaux et Forêts loue ainsi des terrains dans le parc à des particuliers en leur confiant la responsabilité de bâtir leurs lots, tandis que des associations de tourisme locales ou métropolitaines se chargent dans certains parcs d’aménager des infrastructures sportives. Dans le parc national de Chréa (ill. 3), situé dans l’Atlas blidéen et facilement accessible, des Algérois amateurs de ski comme le Docteur Granger parviennent à faire installer des remontées mécaniques avec l’aide du Ski Club Algérien ; des locataires font quant à eux construire des hôtels et plusieurs dizaines de chalets à la fin des années 1920. A l’inverse, dans le parc national de l’Ouarsenis, plus enclavé, le syndicat de tourisme local ne parvient pas à susciter l’intérêt d’investisseurs et ses ressources sont insuffisantes pour installer des infrastructures de sports d’hiver (ill. 2).
Du reste, les Algériens résistent à la création de plusieurs de ces parcs. Bien que certaines populations soient expropriées, d’autres, via les représentants des djemâa (les assemblées algériennes des villages), adressent aux autorités européennes locales – parfois avec succès – des pétitions contre les restrictions à leurs droits d’usage imposées par les règlements de parcs.Entre 1911 et 1935, les représentants des douars (cantons) Ouassifs et Iboudrarène parviennent ainsi à faire échouer le projet du Service des Eaux et Forêts de renforcer les interdictions de pâturage au sein de la forêt d’Aït Ouabane, inclue dans le parc national du Djurdjura.
Des parcs entre effacement et résilience (1945-1962)
Passée la période des premiers aménagements, achevés avant la Seconde Guerre mondiale, les pouvoirs publics semblent oublier l’existence des parcs nationaux algériens. À la fin des années 1940, une commission mixte public-privé préparant la construction d’un centre de colonies de vacances à Tala Guilef, dans le massif du Djurdjura, signale dans son rapport que le terrain choisi est classé parc national. Elle précise qu’elle ne sait pas quelles contraintes ce statut implique pour la construction d’infrastructures, et ne semble pas savoir à quel service s’adresser pour obtenir une réponse, preuve d’un progressive effacement des parcs du paysage intellectuel et administratif. Une station comprenant plusieurs bâtiments en dur est finalement bâtie sur le site, sans que l’on sache si l’existence du parc a constitué un enjeu. Après la Seconde Guerre mondiale, les parcs nationaux apparaissent donc comme un label touristique largement symbolique, et non pas une institution déployant des programmes de conservation de la nature.
Du reste, les objectifs de contrôle social par les parcs nationaux du Gouvernement Général de l’Algérie ne semblent toujours pas atteints après 1945. Dans le parc national du Djurdjura, les effectifs du Service des Eaux et Forêts demeurent très limités jusqu’au début de la Guerre d’indépendance algérienne ; le responsable local du service forestier constate régulièrement qu’il n’a pas les moyens humains de faire appliquer les restrictions de droits d’usage visant les Algériens. Enfin, si les parcs sont pensés par le Gouvernement général comme des espaces récréatifs destinés aux Européens (l’accès des Algériens à la location de chalets est restreint par les règlements), des parcs comme celui du Djurdjura sont parcourus sans autorisation par des scouts musulmans algériens nationalistes. Ainsi, les autorités coloniales échouent à faire de ces territoires des enclaves touristiques strictement européennes.
Institution souvent oubliée des Européens, qui gardent davantage en mémoire les stations touristiques développées dans les parcs de Chréa ou du Djurdjura, les parcs nationaux algériens laissent tout de même une trace dans l’Algérie indépendante. Ces derniers sont recréés par l’État à partir de 1972. Certains des nouveaux parcs sont aménagés à partir de sites coloniaux, sur des superficies généralement élargies, tandis que d’autres sont développés sur des sites que l’administration coloniale avait renoncé à mettre en parc, faute de moyens.