Histoire et mémoire des paysages du Larzac à l’époque des Templiers

Connu du grand public par ses nombreux témoignages monumentaux, avant tout datés de sa reprise en main par les Hospitaliers (xive-xve siècles), la commanderie de Sainte-Eulalie-du-Larzac, en Aveyron, a été également identifiée par les historiens qui se sont penchés sur son abondante documentation comme le plus grand établissement templier, puis hospitalier du Midi. 

Placée au cœur d’un récit historique fermement établi, cette commanderie est présentée comme étant à l’origine, sur le Causse du Larzac, de profondes et durables transformations environnementales. Une relecture de sa documentation écrite à l’aune de l’histoire environnementale et de l’archéologie vient complexifier ce tableau proposant comme seul facteur explicatif les décisions de l’acteur le plus puissant, à l’origine de la production et de la conservation de la majorité de nos sources.

Illustration 1. L’église de la cité de la Couvertoirade (Source : photographie de M. Cazals)
Illustration 1. L’église de la cité de la Couvertoirade (Source : photographie de M. Cazals)
Illustration 2. Pelouse calcicole du sud du Larzac (Source : Photographie de M. Cazals)
Illustration 2. Pelouse calcicole du sud du Larzac (Source : Photographie de M. Cazals)
Illustration 3. Donation aux Templiers de droits au mas Bosc en 1182 (Source : Archives départementales de la Haute-Garonne, fonds de l’Ordre de Malte, Sainte-Eulalie 1)
Illustration 3. Donation aux Templiers de droits au mas Bosc en 1182 (Source : Archives départementales de la Haute-Garonne, fonds de l’Ordre de Malte, Sainte-Eulalie 1)
Sommaire

Dans le nord du Causse du Larzac, cinq sites templiers et hospitaliers retiennent l’attention des automobilistes en direction de l’Espagne : la commanderie de Sainte-Eulalie, cœur de l’implantation de ces ordres dans la région, les cités de La Couvertoirade et de La Cavalerie, la tour du Viala-du-Pas-du-Jaux et le fort de Saint-Jean-d’Alcas (ill. 1). Même si ce dernier n’est ni sur le Larzac ni templier (mais cistercien), ce parcours touristique met en valeur un passé médiéval fortement marqué par l’installation du Temple à partir de 1140, date de la première donation, et surtout de 1159, au moment où le comte de Provence Raymond Bérenger confère à l’ordre le domaine (villa) de Sainte-Eulalie et la terre du Larzac. Cette présence a puissamment marqué les imaginaires locaux jusqu’à engendrer un « mythe environnemental » (Diana Davis) qui place l’action vigoureuse de ces frères guerriers à l’origine de la mise en valeur d’un causse jugé particulièrement rude. Selon les historiens, la preuve se trouverait dans l’immense fonds templier conservé aux archives départementales de la Haute-Garonne et passé au crible du questionnaire socio-économique de l’histoire rurale de la deuxième moitié du xxe siècle. Durablement marqués par cette gestion habile et énergique, les paysages actuels en seraient encore largement tributaires. Les récentes recherches en histoire environnementale, ainsi que les renouvellements de l’histoire médiévale générés par l’archéologie et une attention nouvelle portée aux sources écrites, replacées dans leur contexte de production et de conservation, invitent néanmoins à se pencher à nouveaux frais sur ce récit. 

La construction mythique d’un paysage

Le Larzac, causse le plus vaste et le plus méridional des quatre Grands Causses lozériens et aveyronnais, est généralement caractérisé en premier lieu par son « cadre naturel », celui d’un haut plateau calcaire à la végétation steppique où paissent paisiblement les brebis (ill. 2). Cette évocation des terrains de parcours, aujourd’hui associée à un discours teinté de romantisme, a longtemps été péjorative. Les sociétés traditionnelles y sont présentées aux prises avec une nature peu favorable qu’il a fallu humaniser pour pouvoir maigrement en jouir. L’élevage ovin extensif apparaît alors comme la solution la mieux adaptée, au moins depuis les Templiers à qui l’on devrait, selon le récit traditionnel, sa mise en place à grande échelle. Une page décisive de l’histoire du Larzac s’ouvrirait alors puisque leurs immenses troupeaux, en grignotant la végétation, auraient dégagé les pelouses calcicoles, paysage emblématique caussenard, à présent pièce maîtresse de l’inscription de la région sur la liste du patrimoine mondial de l’UNESCO. Le regroupement de la population au sein des villages aujourd’hui « labellisés » templiers et hospitaliers serait également attribuable au gouvernement des frères. C’est donc bien au milieu du xiie siècle que semble enfin entrer dans l’histoire et, pour longtemps, ce bout de désert.

Contraintes et atouts du Larzac

Apparent miroir de nos représentations contemporaines, un procès-verbal conservé dans les archives de la commanderie dépeint lui aussi le Larzac comme un espace éloigné et inhospitalier. Dans celui-ci, daté de 1341, le commandeur déclare que sa terre est « pierreuse et rocailleuse, stérile et infertile, isolée et presque inhabitée, sèche et aride, sans eaux vives ni forêts ni vignes ni plants et montagneuse, l’hiver y est très froid et le voyage très dangereux » et que ses habitants sont pauvres et sans ressources. Mais, ce texte excepté, les écrits templiers et hospitaliers, majoritairement juridiques, ne sont guère loquaces concernant l’environnement de la commanderie. Les rares mentions qui retiennent notre attention dans le détail des chartes, souvent assez banales, ne permettent pas de dessiner avec beaucoup de précision le paysage qu’observaient les médiévaux (ill. 3). Le relief marqué des Causses semble le seul élément qui ait véritablement retenu l’attention des scribes. En témoigne l’utilisation de plus en plus fréquente du terme de « broas » qui désigne les rebords pentus, presque verticaux qui découpent chaque plateau et souvent limitent le territoire de la commanderie. 

Gérer des terroirs diversifiés 

En réalité, les pelouses semi-arides ne recouvrent pas la totalité de l’espace : contrairement à ce qu’affirme le commandeur, de même que nos imaginaires contemporains, les forêts et les dolines (dépressions calcaires dont les sols profonds sont favorables aux cultures) leur partagent très largement le terrain. Les redevances détaillées dans les nombreuses inféodations, par lesquelles les Templiers confient leurs terres à des tenanciers, présentent aussi bien des produits de l’élevage, qui s’accommode de terres pauvres, que d’autres issus de l’agriculture céréalière. En ajoutant les fruits du potager et ceux pris sur l’inculte, peu taxés donc rarement couchés sur le parchemin, nous entrapercevons l’existence d’une polyculture typique d’un système agro-sylvo-pastoral qui exploite au mieux la complémentarité des terroirs.

L’accent traditionnellement mis sur la dimension pastorale de la commanderie n’est pas pour autant sans fondement. Celle-ci repose sur un élevage extensif au sein de vastes pâturages ou dans des forêts où s’effectuent le parcage des troupeaux la nuit. En plus de la viande et de la laine, les ovins, qui semblent majoritaires, sont exploités pour leur lait que l’on transforme en fromage dans les cabanes et les caves. Ils connectent ainsi le causse à des réseaux commerciaux régionaux.

Il est néanmoins difficile d’évaluer la part de l’action templière dans le développement de l’élevage ovin qui ne s’impose de manière hégémonique qu’au début de l’ère contemporaine dans le cadre de l’industrie du Roquefort. Il semble bien que les frères ne puissent pas véritablement être mis en cause dans l’ouverture des paysages caussenards, au fondement de son actuelle identité paysagère. Les recherches sur les paléoenvironnements ont en effet bien montré que les premiers défrichements remontent au paléolithique. La période qui s’étend du vie au viie siècle représente un autre moment de forte exploitation du couvert forestier. Au contraire, les viiie- xviiie siècles connaissent une phase de stabilisation, avant une nouvelle extension des pelouses dans le cadre d’une agriculture modernisée. La multiplication des documents mentionnant l’élevage, notamment à partir du xiiie siècle, est donc probablement moins le signe d’une transformation radicale du système agraire que celle du contexte socio-scriptural.

L’amplification des conflits sur les ressources pastorales

À ce moment, la commanderie entre en opposition avec pratiquement tous ses voisins, ce qui la conduit, pour faire valoir ses droits, à intensifier la rédaction de documents juridiques. Au cœur de ces chartes se distinguent les espaces de parcours autour desquels se nouent la plupart des tensions, notamment avec les communautés villageoises ou urbaines qui réclament la reconnaissance de leurs droits d’usage. Lors d’un xiiie siècle durant lequel les diverses institutions cherchent à tracer plus précisément les contours de leurs possessions et que la pression sur les milieux se renforcent, les pâturages, dont les limites demeurent assez floues, focalisent l’attention de chacun qui cherche à y imposer plus nettement sa domination ou sa jouissance au détriment d’autres ayants droit. La documentation templière, lorsqu’elle s’intéresse à son environnement, est donc avant tout le reflet d’une volonté d’appropriation plus ferme des ressources végétales et animales qui entend s’en réserver les usages et s’appuie pour cela sur l’écrit. Dès lors, loin de constituer un miroir fidèle d’un système agraire ou la preuve d’une transformation paysagère, elle participe plutôt de la construction d’un nouveau rapport à la nature fondé sur l’affirmation d’une propriété davantage pérenne et exclusive.

Citer cet article

Mahaut Cazals , « Histoire et mémoire des paysages du Larzac à l’époque des Templiers », Encyclopédie d'histoire numérique de l'Europe [en ligne], ISSN 2677-6588, mis en ligne le 12/06/24 , consulté le 15/09/2024. Permalien : https://ehne.fr/fr/node/22337

Bibliographie

Carcenac Antoine-Régis, 1994, Les Templiers du Larzac, Nîmes, C. Lacour.

Davis Diana K., 2012, Les mythes environnementaux de la colonisation française, Seyssel, Champ Vallon.

Mouthon Fabrice, 2017, Le sourire de Prométhée, L’homme et la nature au Moyen Âge, Paris, La Découverte. 

Vernet Jean-Louis, « Forêt et pelouses de la région des Grands Causses, de la préhistoire à aujourd’hui », dans Gasco Jean, Leyge François, Gruat Philippe (dir.), 2006, Hommes et passé des Causses : hommage à Georges Costantini. Actes du colloque de Millau, 16-18 juin 2005, Toulouse, Éd. des Archives d’écologie préhistorique,.

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