L’image que l’on retient de la forêt médiévale est bien souvent celle des hagiographies, chansons de gestes, romans ou poésies. On l’imagine sauvage, dangereuse ou merveilleuse, peuplée d’ermites, de marginaux, de brigands ou de criminels. D’autres sources écrites, combinées aux études d’archéologie environnementale, révèlent pourtant un milieu anthropisé, largement utilisé et exploité par les hommes qui, pour certains, s’installent durablement dans les clairières qui mitent le couvert forestier. La forêt médiévale est en fait un espace nourricier, pourvoyeur de nombreuses ressources alimentaires et d’un matériau précieux, le bois. Parcourue par les paysans et leurs troupeaux, animée par les chasses seigneuriales, elle bruisse de l’activité des charbonniers, bûcherons, potiers et verriers. Loin de fuir les bois, les hommes du Moyen Âge en exploitent toutes les richesses, mais s’efforcent bien vite de les protéger de la surexploitation, pour en assurer le renouvellement. Il serait audacieux d’y lire une conscience écologique, il s’agit plutôt d’éviter l’épuisement d’une importante source de revenus.
Une forêt nourricière
La forêt, constituée d’essences différentes selon les régions, est avant tout un espace complémentaire des zones agricoles ; défriché au besoin, il procure au paysan des terres où envoyer ses bêtes et des espaces de cueillette.
Les lisières forestières et les sous-bois sont riches en baies et fruits divers, en truffes, en champignons. On y récupère aussi les essaims d’abeilles (les « mouches à miel »), placées en ruches et élevées pour le miel et la cire par des forestiers spécifiques, les bigres. Les feuillages, les fougères peuvent être utilisés comme fourrage ou litière pour le bétail, qui arpente les bois pour s’y nourrir d’herbe et de feuilles en été, de faînes ou de glands à l’automne.
La forêt est aussi pourvoyeuse de gibier, dont la chair est consommée tandis que les peaux et fourrures sont exploitées pour le vêtement ou l’ameublement. La chasse, à l’origine autorisée pour tous, est de plus en plus considérée comme un privilège nobiliaire. Seigneurs et princes se réservent la battue du gros gibier et se constituent des espaces réservés, les forestes à l’époque carolingienne, puis les défens et garennes à partir du xiiie siècle dans le royaume de France.
La forêt est enfin un espace sur lequel on gagne, entre les xe et xiiie siècles, de nouveaux espaces cultivés. La période des grands défrichements encadrés et encouragés par les seigneurs (xiie siècle) est enserrée dans des phases de conquête du sol moins spectaculaires (xe-xie et xiiie siècles), caractérisées par un grignotage individuel et quasi clandestin des lisières sylvestres. On estime que, entre les xie et xiiie siècles, 30 à 40 000 ha de forêt sont défrichés tous les ans dans le royaume de France. Ces mouvements aboutissent à une diminution importante de la surface forestière qui ne couvrirait plus que 13 millions d’hectares au xiiie siècle (soit un taux de boisement voisin de 25 %) contre 25 à 30 millions d’hectares au ixe siècle.
Une réserve de matière première
Le bois est un matériau indispensable dans la vie quotidienne : chauffage, construction, mobilier, outils agricoles et artisanaux, etc. Les sources médiévales distinguent différents types de bois en fonction de l’usage : le merrain est le bois d’œuvre utilisé pour les charpentes ou la tonnellerie ; le bois de chauffage, ou mort-bois, est prélevé dans les massifs en vertu du droit d’affouage concédé aux habitants en échange d’une redevance versée au seigneur.
Les forêts sont principalement exploitées par les communautés riveraines, mais les besoins sont tels, dans les villes principalement, que des circuits d’approvisionnement sont mis en place depuis les principaux massifs forestiers. Vers 1230, la charpente de la cathédrale de Rouen a ainsi nécessité l’abattage de 1 200 chênes. Au xve siècle, les 100 000 habitants de Venise utilisent le bois pour se chauffer, cuire leur pain et leurs briques ; pour alimenter leurs verreries, forges ou fonderies ; pour approvisionner la construction navale. Pour satisfaire à cette demande urbaine, le transport se fait prioritairement par voie d’eau, par boloyage (flottage à bûches perdues) ou voilage (flottage des planches et du bois de charpente). C’est une aubaine pour les seigneurs qui prélèvent des péages dans les ports fluviaux, mais cela incite les exploitants de la forêt à transformer le bois de chauffage en charbon : plus facile à transporter, le charbon est aussi davantage calorifère. Installés au cœur de la forêt, les charbonniers construisent des meules (un empilage de bois) recouvertes de végétaux et de terre pour être pratiquement étanches à l’air. Le processus de carbonisation, qui s’effectue par pyrolyse, dure plusieurs jours ou semaines et la quantité obtenue représente environ 20 à 25 % du poids originel.
Ce charbon de bois est indispensable au travail des forges, implantées en forêt dès le haut Moyen Âge. Le fer est d’abord élaboré dans des bas fourneaux à soufflerie manuelle puis dans des hauts fourneaux associés à un moulin à eau actionnant un ou des soufflets hydrauliques. Cette technique est particulièrement destructrice pour la forêt tant elle nécessite une consommation de charbon de bois abondante pour amener les fours à des températures atteignant désormais les 1 530°C. On parle aussi de procédé « de type wallon » car ce système est opérationnel dès la fin du xive siècle dans cette région avant de se répandre après 1450, d’abord en France, en Angleterre puis dans le reste de l’Europe.
La saunerie est une autre activité fort consommatrice en combustible : jusqu’au xixe siècle et la découverte du sel gemme, le sel est obtenu par évaporation grâce à des chaudières alimentées en permanence — il faut compter 12 à 18 heures de chauffe pour une évaporation complète —, d’où un besoin très important en bois. Dès le xiie siècle, c’est aussi la forêt qui apporte aux artisans verriers les ingrédients nécessaires : l’argile, le combustible, le sable. Celui-ci fournit la silice, dont la température de fusion est abaissée grâce au salin obtenu par le lessivage de cendres végétales, essentiellement issues des fougères, riches en potasse, mais également de pousses de hêtre et autre petit bois. Finalement, la production d’1 kg de verre nécessite 1 m3 de bois.
Une forêt à gérer et protéger
L’émergence, dans la seconde moitié du xve siècle, d’activités proto-industrielles, très rémunératrices, fait évoluer la place de la forêt du domanial vers le spéculatif, soulevant la question du renouvellement de la ressource. La richesse des espaces forestiers suscite de nombreuses convoitises. Échangées, données, négociées, les forêts appartiennent aux seigneurs, qui en règlementent l’accès et la jouissance. Les droits d’usage (prendre du bois, faire paître des troupeaux, chasser, pêcher, etc.) sont soumis au paiement de redevances ou accordés dans des chartes de franchises négociées entre la communauté et son seigneur. Les princes et les rois confient l’exploitation de leurs bois à un officier spécifique (généralement le gruyer). Celui-ci s’appuie sur des forestiers ou des sergents, qui arpentent les bois pour marquer les bois destinés à la vente et surveiller les espaces forestiers. Les braconniers et contrevenants, lorsqu’ils sont démasqués, sont frappés d’amendes.
Au xve siècle, la surexploitation des forêts devient prégnante, même si elle menace depuis longtemps : déjà, au milieu du xiie siècle, Suger, abbé de Saint-Denis, éprouve des difficultés à trouver des poutres assez grandes pour la reconstruction de son abbaye ; à la fin du xiiie siècle, la nécessité de préserver une part de forêt sur le terroir est l’un des facteurs expliquant la fin des défrichements.
Les seigneurs émettent alors des législations fixant des temps de révolution minimum entre chaque coupe et limitant la quantité de bois prélevée à chaque abattage. Les souverains français se sont également emparés de la question dès le règne de Philippe Auguste qui, en 1219, réglemente la vente des coupes de bois dans les forêts royales. En 1291, Philippe le Bel crée l’office des maîtres des Eaux et Forêts : chargés de la concession des droits d’usage, ils veillent également au respect des décisions royales. L’ordonnance de Brunoy, promulguée par le roi de France Philippe VI le 29 mai 1346, est considérée comme le premier code forestier édicté par un souverain : pour la première fois est prise en compte la « capacité à produire » de la forêt.