De l’Ancien Régime à nos jours, qu’ils soient princiers, d’État ou privés, de quelques dizaines ou de plusieurs milliers d’hectares, les domaines sont nombreux dans toute l’Europe, constitués autour d’une résidence et d’ensemble de terres fondés sur l’exploitation des ressources naturelles. Les domaines forestiers comme Compiègne, Fontainebleau ou Rambouillet sont par exemple des producteurs de bois depuis l’Ancien Régime et fournissent matière et argent à leur propriétaire. Ils constituent aussi un espace de loisirs et de ressourcement, de contemplation et de satisfaction esthétique.
Ce sont aussi des écosystèmes certes modifiés par l’homme tout en ayant leurs propres formes de naturalité ou de féralité à travers les êtres vivants qui les habitent. Bien foncier, le domaine est plus qu’un simple espace économique, partagé entre ses recettes et ses dépenses. C’est un véritable organisme traversé de flux de matières et d’échanges qui font du domaine un monde complexe et évolutif.
Trois principales relations marquent la vie d’un domaine comme lieu de savoir, de diplomatie et enfin comme lieu patrimonial.
Les domaines comme lieux d’expérimentations du vivant
Au xviiie siècle, certains domaines sont pensés comme des lieux expérimentaux par les princes, les savants et leurs propriétaires. Les domaines de chasse permettent de mieux connaître les animaux sauvages grâce aux observations : celui de Denainvilliers sert au milieu du xviiie siècle à Duhamel du Monceau pour mener des expériences sur les arbres et la sylviculture.
Les savants et les princes cherchent à y acclimater plantes et animaux pour créer de nouvelles économies domaniales et agricoles. Le processus de diffusion d’espèces s’accompagne de transferts humains et de savoirs, qui construisent des nébuleuses de territoires à travers le monde. Au xviiie siècle, les princes d’Europe, tels Louis XVI à Rambouillet en France, George III d’Angleterre à Richmond et Kew Garden, acclimatent des moutons espagnols pour leur laine dans leurs domaines pensés comme des fermes-bergeries expérimentales. Le mérinos est progressivement diffusé en France et dans le reste de l’Europe puis dans les espaces coloniaux d’Amérique, d’Afrique et d’Océanie à travers un réseau de bergeries privées et d’État. Celle de Moudjebeur en Algérie française est un exemple colonial de ces domaines expérimentaux, à laquelle on pourrait ajouter la bergerie privée de Wanganella en Australie. Des domaines agricoles, tels que Grignon ou le Merle en Provence, qui disposent tous deux de troupeaux ovins, témoignent encore aujourd’hui du rôle pédagogique de ces lieux d’expérimentations et d’enseignement pastoral et agricole.
La nature en diplomate : entre chasses et diplomaties domaniales
Symbole de la puissance terrienne, le domaine est aussi le lieu d’activités politiques et diplomatiques, officielles ou privées. Le propriétaire peut y inviter des amis ou des personnalités influentes. La diplomatie du fusil, qui s’exerce dans les domaines présidentiels français, est un phénomène partagé dans toute l’Europe, que ce soit à Balmoral en Écosse ou dans la forêt de la Schorfheide en Allemagne. Cette dernière accueille les chasses des princes du Brandebourg au xviiie siècle, puis au xxe siècle celles Hermann Goëring et des communistes allemands de la RDA, notamment du chef de la Stasi Erich Mielke.
La nature devient outil diplomatique et permet de faire la démonstration de son influence, de son goût, de son pouvoir par les aménagements et les investissements coûteux qui y sont réalisés. La composition de beaux paysages peuplés d’une flore et d’une faune abondantes permet de construire les domaines comme l’image d’un nouveau paradis sur terre. Élément commun de ces domaines, le parc, c’est-à-dire un enclos fait de murs, tire d’ailleurs son étymologie du vieux persan paridaida traduit en grec paradeisos, ces territoires de chasse et de mise en scène de natures transformées par les princes d’Eurasie depuis l’Antiquité.
Les domaines présidentiels français fournissent l’exemple marquant de ces économies cynégétiques. Grâce à leurs domaines, les présidents français peuvent convier à Rambouillet, Marly ou Chambord des invités politiques lors des chasses présidentielles ou lors de rencontres et sommets diplomatiques telle la conférence des Quatre à Rambouillet du 20 décembre 1959 entre de Gaulle, Mac Millan, Eisenhower et Adenauer. Dans la perspective de ces chasses, les domaines sont aussi considérés comme des lieux de production de gibier, où le nombre d’animaux élevés (et souvent tués) témoignent de la richesse du propriétaire et de son territoire. Le 26 janvier 1974, à Chambord, Georges Pompidou et ses invités inscrivent 82 sangliers à leur tableau de chasse. Cette récolte cynégétique profite aux invités chasseurs sous la forme d’un record relativement morbide, mais c’est aussi un outil de gouvernement des populations d’animaux, dont on évalue le stock après chaque chasse et chaque saison afin de toujours disposer de l’abondance nécessaire aux chasses. La chasse dans les domaines est ainsi pensée comme une véritable culture de la nature cynégétique.
Les domaines des princes en patrimoine : écologies conflictuelles
Si le domaine est souvent le lieu d’une mémoire nationale et patrimoniale forte, il paraît essentiel de rappeler que l’histoire des domaines est aussi celle de rapports de force constants. En France, dans les capitaineries des chasses créées au xvie siècle – Chambord ou Fontainebleau – comme en Angleterre, de l’invasion normande jusqu’au Windsor du xviiie siècle, le territoire est mis en réserve aux bénéfices des princes. Tandis que les princes élèvent et tuent des centaines d’animaux, le gibier détruit les récoltes des paysans, qui ont interdiction de protéger leurs biens dans le cadre d’un monopole nobiliaire sur la faune sauvage. Celui-ci est sans cesse contesté sous la forme du braconnage ou de révoltes forestières plus importantes, telles celles des Blacks, braconniers masqués de noir des forêts d’Angleterre du xviiie siècle. Ces événements révèlent par leur violence l’asymétrie entre les communautés humaines et non humaines qui habitent les domaines de l’aristocratie.
Ainsi, la patrimonialisation de sites domaniaux suscite-t-elle un certain nombre d’enjeux. Celle-ci invite à interroger fortement les récits de lieux, qui se sont construits historiquement sur la privatisation de la nature et donc la dépossession, l’éviction des populations et de la criminalisation de leur mode de vie. En d’autres termes, ces domaines devenus patrimoines sont aussi les lieux de l’histoire d’injustices environnementales, voire de la tyrannie environnementale dans le cas des domaines de chasse.
Les domaines des princes classés, notamment à l’Unesco, comme Versailles pour la France, Aranjuez ou l’Escorial en Espagne, ou Moritzburg pour l’Allemagne, rappellent l’échelle européenne des privatisations de la nature par les élites et l’histoire compliquée de sites qui ont de plus perdu l’une ou l’autre de leurs fonctions vitales et donc leur nature. Cette mutation patrimoniale ne concerne pas seulement les domaines d’État mais aussi les biens privés, qui perdent eux aussi leur emprise domaniale aux xixe et xxe siècles et se réorientent vers l’économie touristique et patrimoniale.
Certains domaines comme Chambord, le Jaegerborsg Dyrehave au Danemark, ou Richmond Park en Angleterre relient par ailleurs leur économie cynégétique à l’économie patrimoniale, transformant la faune de chasse en attraction touristique et reformulant la gestion cynégétique comme gestion patrimoniale du vivant. Le cas récent de l’écologisation de ces patrimoines sous la forme de réserve et de parcs naturels soulève de nouveaux enjeux, qu’on pense à la forêt de Schorfheide classée réserve de biosphère en 1990. Se pose notamment celui de raconter une histoire naturelle et critique de ces sites malgré l’artificialisation des écosystèmes par les activités agro-sylvo-cynégétiques et l’histoire conflictuelle qui marque les lieux.