Ressources naturelles et cartographie : le cas des cartes de contentieux (xive-xvie siècle)

A la fin du Moyen Âge fleurit le genre des « cartes de la pratique », établies dans le cadre de la gestion des biens et de l’administration des territoires. Ces cartes particulières, qui préfigurent les cartes modernes à grande échelle de type surveys anglais, carte de Cassini, cadastres, constituent des sources remarquables sur la perception et l’aménagement de l’environnement par les hommes. Parmi elles, les cartes de contentieux, dressées à l’occasion de litiges fonciers ou territoriaux, sont révélatrices d’enjeux complexes autour de ces questions. 

Illustration 1 : Carte du marais de Pinchbeck (Fenland) ([1390-1445]. Londres, The National Archives, PRO MPCC 1/7. Parch. coul., 97 x 83 cm).
Illustration 1 : Carte du marais de Pinchbeck (Fenland) ([1390-1445]. Londres, The National Archives, PRO MPCC 1/7. Parch. coul., 97 x 83 cm).
Illustration 2 : Carte de la partie orientale de la lagune de Venise, depuis Murano jusqu’à Torcello, et de la côte  depuis Tessera jusqu’à l’embouchure du Dese ([1501 ?], Venise, Archivio di Stato di Venezia, miscellanea mappe 912. Parch. coul., 63 x 92 cm).
Illustration 2 : Carte de la partie orientale de la lagune de Venise, depuis Murano jusqu’à Torcello, et de la côte depuis Tessera jusqu’à l’embouchure du Dese ([1501 ?], Venise, Archivio di Stato di Venezia, miscellanea mappe 912. Parch. coul., 63 x 92 cm).
Illustration 3 : Plan de la forêt de Belloy, près d’Auxmarais (Oise), (1508. Beauvais, Archives départementales de l’Oise, plan 231. Parch. coul., 86 x 116 cm).
Illustration 3 : Plan de la forêt de Belloy, près d’Auxmarais (Oise), (1508. Beauvais, Archives départementales de l’Oise, plan 231. Parch. coul., 86 x 116 cm).
Sommaire

Merveilles du monde et ressources locales

Les mappemondes et cartes marines du Moyen Âge représentent les grandes régions du monde avec leurs caractéristiques physiques (cours d’eau, relief) et souvent leurs ressources précieuses : or du roi du Mali, perles de Perse, caravanes traversant l’Asie centrale sur l’Atlas catalan (vers 1375), épices, soie, pierres précieuses et animaux fabuleux de l’Orient sur la mappemonde de Fra Mauro (vers 1450) … Ces évocations, même imprécises, font partie d’une culture commune héritée de l’Antiquité et nourrie des récits de voyage comme celui de Marco Polo. Elles expriment l’intérêt des Occidentaux pour les « merveilles » de la Terre, et sont une invitation au voyage vers les pays lointains, non dépourvue d’arrière-pensées lucratives. 

Les cartes de la pratique concernent des espaces plus restreints et répondent à de tout autres usages, qui peuvent être liés à la gestion foncière, politique, administrative, judiciaire ou encore militaire des terres et des territoires. Les cartes de contentieux (ou cartes juridiques) sont les plus nombreuses (au moins en termes de conservation). Elles étaient élaborées pour servir de preuve lors de conflits portant le plus souvent sur des biens fonciers, des droits d’usage ou des limites et frontières. Elles figurent les lieux disputés en informant sur leur nature, leur étendue, leur topographie et leur environnement général. Même si elles n’offrent pas une restitution exacte de l’espace, elles présentent une assez grande fiabilité de par leur nature juridique et leurs conditions d’élaboration. Ainsi, dans le cas d’un procès, elles sont en général dressées par un peintre sous autorité de la cour, après inspection des lieux et prestation de serment de faire une carte « vraie ». Ces « vues figurées », comme on les appelle en France, ou « Augenscheinkarten » (« cartes visuelles ») dans l’Empire germanique, dessinées en perspective et peintes en couleurs, sont souvent très belles et riches en détails figuratifs.

Des anthroposystèmes fragiles

Parmi les différends qui ont donné lieu à des cartes, les conflits sur les eaux et espaces humides, les forêts et les pâturages – soit des écosystèmes souvent intensément exploités par l’homme – sont les plus fréquents, tandis que les espaces urbains et les surfaces en champ sont moins présents. Des régions remarquables pour leurs ressources ont donné lieu à davantage de cartes qu’ailleurs. C’est le cas du Fenland, une zone marécageuse du littoral oriental de l’Angleterre régulièrement inondée par les eaux salées et les eaux douces. D’importantes opérations d’aménagement à partir du xiie siècle ont fait de cette région l’une des plus prospères de l’Angleterre médiévale, grâce à ses pâtures, champs, marais salants, tourbières et zones de chasse et pêche. Mais ces aménagements, qui ont fait apparaître de nouvelles terres et ont abouti à l’appropriation de zones autrefois communes, ont donné lieu à d’importants conflits entre établissements religieux, seigneurs laïcs et communautés d’habitants. A cette occasion une demi-douzaine de cartes figurant des marais et herbages disputés ont été réalisées, dont celle du marais de Pinchbeck (1390-1445), à proximité des monastères de Crowland et Thorney (Ill. 1). On voit au centre du parchemin le marais en herbe traversé par des rivières, canaux et fossés, et parsemé de quelques fermes, tandis que tout autour les villages et abbayes sont disposés en fonction de leur proximité au marais.

Dans l’aire méditerranéenne, c’est un autre milieu humide remarquable, la lagune de Venise, qui a donné lieu à une série de cartes liées à des contentieux sur son exploitation, dont celle figurant la lagune depuis l’île de Murano jusqu’à l’embouchure du Dese vers 1501 (Ill. 2), établie lors d’un procès entre établissements religieux. On y distingue un chapelet de monastères insulaires, ainsi que de nombreux éléments figuratifs se référant aux ressources lagunaires, qu’il s’agisse de l’exploitation du vivant (zones de chasse, de pêche, d’herbages), des matières premières (argile, sel, roseaux), de l’énergie hydraulique (moulins) et des flux de transport (chenaux parcourant la lagune, cours d’eau à péage reliant la terre ferme). 

En France, les cartes de contentieux sur les eaux et forêts sont nombreuses, comme celles des forêts de Picardie élaborées au tournant des xve et xvie siècle pour des procès sur les droits d’usage ou sur les droits seigneuriaux, dans un contexte d’inquiétude générale sur l’état des forêts du royaume (comme en témoigne la grande ordonnance sur les forêts de François Ier en 1515). Ainsi le plan du bois d’Auxmarais près de Beauvais a-t-il été commandité en 1508 par son propriétaire, le chanoine Thibault Le Bastier, qui se plaignait de défrichements abusifs de la part des paysans des villages voisins (Ill. 3).

La carte distingue le cœur de la forêt, encore dense, des zones clairsemées par les coupes ou rasées pour être converties en cultures ; elle montre aussi les fermes, les villages et les activités économiques à proximité du bois : la métallurgie (une fonderie et une forge), l’élevage (clapiers à lapin, viviers, prés et pâtures) et l’agriculture.   

En disposant la ressource naturelle (marais, lagune, bois) au centre de la figuration, entourée d’habitats qui sont comme autant d’unités vivant de cet espace nourricier, ces trois cartes montrent le lien organique qui unit la ressource aux hommes, au sein d’un espace qu’ils ont entièrement façonné pour mieux l’exploiter – ce que l’on appelle un anthroposystème.  

Faire face aux risques de dégradation environnementale ?

Les cartes apparaissent comme une sorte d’inventaire de ces ressources convoitées ; mais elles répondent peut-être aussi à d’autres impératifs. La fréquence des disputes sur les milieux humides s’explique par leur rareté mais aussi par la nature complexe de l’eau, qui est un bien à la fois public et privé, un flux mouvant sujet à des variations parfois brusques et à des risques divers. Trop d’aménagements ou de ponctions dans les rivières peut perturber leur cours, causer des inondations ou au contraire les tarir. De telles situations ont conduit les juristes antiques puis médiévaux à consacrer d’importants travaux aux questions de l’eau, comme par exemple Bartole dans la Tibériade (De fluminibus seu Tyberiadis, 1355). Les Vénitiens ont constamment lutté contre l’envasement de leur lagune, en particulier aux xve et xvie siècle où le phénomène fut jugé inquiétant et donna lieu à des travaux et à un contrôle accru (création du Magistrat des eaux en 1501). La même inquiétude est présente du côté des forêts : soumises à des défrichements incontrôlés, parfois à des tempêtes, elles font l’objet de mesures de sauvegarde à la fin du Moyen Âge et au début de l’époque moderne aussi bien à Venise qu’en France avec les ordonnances de François Ier. Quant aux herbages, parfois abîmés par le surpâturage qui oblitère les revenus de l’élevage, parfois appropriés par des acteurs privés au détriment des communaux, ils sont aussi l’objet d’inquiétudes et de vives disputes entre ayants-droits.  

Dans ce contexte, la confection d’une carte permet d’enregistrer, à un instant donné, l’état de la ressource (étendue et forme de la forêt, lit des cours d’eau), ainsi que les dangers qui la menacent, de façon plus fiable et plus claire que les descriptions écrites. D’autre part elle peut servir dans la longue durée : après le procès elle est soigneusement conservée dans les archives des commanditaires, parfois copiée en plusieurs exemplaires, et souvent réemployée lors de procès ultérieurs ou pour la gestion ordinaire du domaine. 

Toutes ces raisons peuvent expliquer la surreprésentation des eaux, forêts et pâtures sur les cartes de contentieux. Ce sont des espaces plus précieux et disputés que les autres car ce sont des écosystèmes soumis aux aléas naturels et à une pression humaine parfois très forte, et qui présentent des risques de détérioration, d’épuisement, voire de disparition. Les ayants droits en ont conscience : s’ils sont prêts à dépenser beaucoup d’argent dans la confection d’une carte, c’est parce qu’ils y voient un double avantage : gagner le procès, mais aussi garder la mémoire de l’état de la ressource à un instant donné, alors que celle-ci peut être soumise à de fortes variations. 

Citer cet article

Juliette Dumasy-rabineau , « Ressources naturelles et cartographie : le cas des cartes de contentieux (xive-xvie siècle) », Encyclopédie d'histoire numérique de l'Europe [en ligne], ISSN 2677-6588, mis en ligne le 11/03/24 , consulté le 05/10/2024. Permalien : https://ehne.fr/fr/node/22284

Bibliographie

Calabi Donatella, Galeazzo Ludovica (dir.), Acqua e cibo a Venezia. Storie della laguna e della città [catalogo della mostra, Venezia, Palazzo Ducale, 26 settembre 2015-14 febbraio 2016], Venise, Marsilio, 2015.

Crouzet-Pavan, Élisabeth, Sopra le acque salse. Espaces, pouvoir et société à Venise à la fin du Moyen Âge, Rome, École Française de Rome, 1992.

Dumasy-Rabineau Juliette, Gastaldi Nadine, Serchuk Camille (dir.), Quand les artistes dessinaient les cartes. Vues et figures de l’espace français, Moyen Âge et Renaissance [catalogue de l’exposition aux Archives Nationales, 2019], Paris, Archives Nationales/Le Passage, 2019. 

Environnement et sociétés au Moyen Âge, Actes du 54e congrès de la Société des Historiens Médiévistes de l’Enseignement Supérieur Public (SHMESP), à paraître (2024).

Fermon Paul, Le peintre et la carte. Origines et essor de la vue figurée entre Rhône et Alpes (xive-xve siècle), Turnhout, Brepols, 2018.

Harvey P. D. A., Skelton R. A. (éd.), Local Maps and Plans from Medieval England, Oxford, Clarendon Press, 1986. 

The History of Cartography, vol. 1 et 3, Chicago University Press, 1987-2007.

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Ill. 1. Photographie de soldats finlandais franchissant la frontière entre la Finlande et l’Union soviétique (Tohmajärvi/Pälksaari) au début de la Guerre de continuation, 1941.
Ill. 1. Photographie de soldats finlandais franchissant la frontière entre la Finlande et l’Union soviétique (Tohmajärvi/Pälksaari) au début de la Guerre de continuation, 1941. Source : Wikimedia Commons.
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