La voirie est une problématique centrale des collectivités territoriales françaises. Depuis la loi NOTRe de 2015, les intercommunalités et les départements se partagent un réseau routier dense, ponctué de ponts, de murs et de tunnels. La gestion de ces ouvrages d’art revêt des enjeux environnementaux de premier ordre, pour lesquels le xixe siècle marque un tournant.
La loi Thiers-Montalivet du 21 mai 1836 (ill.1) instituant l’organisation vicinale aboutit à l’ouverture de milliers de kilomètres de routes, dont la planification, l’édification et les usages changeants éclairent l’aménagement du territoire et ses enjeux sur la longue durée.
L’aménagement routier du massif du Vercors (Drôme et Isère) en est un bel exemple (ill. 2). Entre les années 1830 et 1890, une quinzaine de routes dites carrossables, plus larges et plus solides grâce à des procédés techniques nouveaux – tels que le revêtement MacAdam, technique consistant à superposer plusieurs couches de pierres de calibres décroissants – y sont construites afin d’améliorer les circulations entre les communes, les cantons et les villes de préfecture.
La route, incarnation de la modernité dans les Alpes au XIXe siècle
L’aménagement routier, alors qu’il n’est encore qu’un projet, apparaît comme un outil de pouvoir et de domination. À la campagne, et plus encore à la montagne, les routes sont présentées comme un moyen de désenclaver les territoires et de leur ouvrir une voie vers la modernité, justifiant ainsi la mobilisation des ressources financières des municipalités. A cela s’ajoute, chez les élites, l’argument de la nécessaire modernisation des économies locales : le besoin d’accélérer les échanges commerciaux dans un contexte de développement de l’économie de marché est mis en avant.
Par là même, les agents voyers font la démonstration de leurs compétences en ingénierie, spécialement dans les zones de relief difficile nécessitant la construction d’ouvrages d’art. Dans le Vercors, chaque ouverture de route est perçue et décrite comme une victoire de la technique contre une nature hostile qui enfermerait des sociétés captives. Le contexte montagnard invite à des procédés de construction audacieux. Les terrassements sont d’envergure : les déblais et les remblais compensent les aspérités du relief afin de construire une route « à plat ». Ils sont soutenus par des murs de soutènements hauts parfois de plusieurs mètres. Parmi les ouvrages d’art, l’encorbellement incarne l’aménagement routier de montagne (ill. 3). La route, creusée à flanc de paroi rocheuse, se trouve ainsi entre ciel et terre. Sur la route des Grands Goulets (Vercors), pour creuser les parois difficilement accessibles, un ouvrier mineur suspendu à une corde insère une charge d’explosif dans le rocher. Une fois la mèche allumée, il se propulse latéralement le temps de l’explosion pour revenir dans la cavité fraîchement créée où sera établi un des ateliers du chantier. Les accidents sont nombreux et les agents voyers décrivent les chantiers comme des opérations exceptionnellement difficiles. Une fois achevées, ces infrastructures dépasseraient en termes de génie civil tout ce qui a été conçu antérieurement.
Les chantiers de construction de routes : matrice d’une transformation de l’environnement
Définir le tracé de la route puis la construire, c’est mettre toute une société en mouvement dans des campagnes décrites comme reculées. Ce choix modifie les systèmes socio-environnementaux en place et l’organisation foncière locale, principalement au niveau des circuits d’échanges régionaux et des modes d’exploitation des ressources de proximité. Les chantiers sont des lieux où de nouveaux matériaux et techniques sont éprouvés tels que les explosifs et les procédés de construction. Sur les routes du Vercors sont utilisés du ciment prompt (élaboré à base de calcaire argileux, ayant une prise et un durcissement rapides) fabriqué par les cimenteries iséroises Vicat, de la chaux fournie par les usines du Teil en Ardèche et des pannes métalliques (pièces de charpente qui supportent la chaussée) pour combler les à-pics que les futures routes doivent traverser.
Des agents voyers et entrepreneurs venant d’horizons variés côtoient sur les chantiers des ouvriers pluriactifs originaires du Vercors ou parfois transalpins. Ces derniers participent alors à des filières migratoires étendues entre la France et l’Italie. Sur la route des Grands Goulets ils sont par exemple répartis en groupes de trente à soixante mineurs, manœuvres ou terrassiers.
Au sein des territoires concernés, l’ouverture d’une route annonce des changements. L’activité muletière s’efface lorsque l’aménagement routier facilite le transport des marchandises en montagne. Ainsi, les soixante-dix muletiers qui empruntent quotidiennement les chemins de la vallée de la Vernaison disparaissent une fois la route des Grands Goulets ouverte.
Limites, critiques et ambivalences de l’aménagement routier
Au tournant du xixe et du xxe siècle, la majorité des routes qui parcourent les campagnes françaises sont achevées. Certaines sont désormais célèbres pour leur usage touristique. C’est particulièrement le cas des routes du Vercors qui sont décrites ainsi par le guide de l’Automobile Club de France en 1913 : « De Pont-en-Royans à la Balme, route remontant la vallée de la Bourne, bonne et très pittoresque, de la Balme au Pont-des-Écouges, route de col, très pittoresque […] du Pont-des-Écouges à Saint-Gervais, forte descente sinueuse longeant la vallée de la Drevenne et dominant les gorges, très bonne et admirablement pittoresque. » Cependant, les limites des routes carrossables modernes s’imposent rapidement aux usagers. Leurs chaussées sont fragiles et les détériorations sont nombreuses, notamment à cause du développement des transports motorisés. L’augmentation du poids des véhicules induit des frais supplémentaires, à l’instar du goudronnage à partir des années 1930 dans le Vercors. En parallèle, les routes sont le théâtre de nouveaux risques inhérents à la circulation moderne ainsi qu’aux milieux montagnards. L’aménagement routier est par exemple sensible aux risques d’éboulements rocheux. En effet, les routes étant construites à flancs de parois ou de versants escarpés, elles sont perpendiculaires aux trajectoires des chutes de pierres. Leurs constructions, en déstabilisant les masses rocheuses, exacerbe parfois ces phénomènes.
À partir des années 1970, dans un contexte de développement de l’écologie politique, le bien-fondé de l’aménagement routier est remis en cause. Il n’est plus systématiquement associé au progrès. En montagne, l’acuité de cette question est toute particulière. La sécurisation des parois rocheuses surplombant les routes est destinée à garantir la sécurité des usagers. Toutefois son coût paysager et écologique est décrié, de même que sa propension à faire oublier la connaissance des risques propres aux circulations en montagne. Les creusements de tunnels dans les années 1990-2000 illustrent par exemple les enjeux suscités par l’aménagement routier, notamment en termes de sécurité, comme le rappelle tragiquement l’incendie du tunnel du Mont Blanc en 1999. Les débats qui accompagnent la construction du tunnel des Grands Goulets (Vercors) ou du Somport (Pyrénées) montrent que ces grands aménagements incarnent pour certains le développement. Les routes permettent l’accès quotidien à des lieux de vie et de pratiques récréatives jugés importants sur le plan économique comme les stations de ski. Pour d’autres ce sont des hérésies environnementales.
Ce sont alors les fermetures des routes de montagne qui suscitent des controverses et opposent les vallées entre elles et divisent les pouvoirs publics. Le projet de creusement du tunnel des Grands Goulets en réponse aux éboulements menaçant la route historique suscite des contre-projets nécessitant d’aménager des pistes forestières existantes au travers de zones protégées inscrites à l’inventaire des Zones Naturelles d’Intérêt Ecologique, Faunistique et Floristique (ZNIEFF). Le tunnel est alors présenté comme un aménagement plus vertueux sur le plan environnemental malgré ses conséquences.
En 2023, les régions délaissées pour la construction et l’entretien de routes sont nombreuses. Cette nouvelle phase de l’aménagement routier renforce l’intérêt d’en écrire une histoire sur la longue durée. Témoin des évolutions socio-économiques, les routes sont ainsi une des formes d’interaction entre les sociétés et leurs environnements.