Les sols pollués par les activités industrielles ne sont pas un matériau inerte. Même lorsque l’activité générant de la pollution a disparu, les terres contaminées continuent à agir sur les corps et les écosystèmes. Cette question est pourtant restée le parent pauvre des politiques de gestion de la toxicité industrielle. Dans la plupart des pays européens, des législations idoines ne se sont développées qu’à la fin du xxe siècle, alors que les pollutions de l’eau, de l’air et des corps, plus directement sensibles, avaient été l’objet de législations dès le xixe siècle.
Le paradigme bactérien, la croyance dans les capacités de dilution des milieux et les effets sanitaires décalés des contaminations chroniques du sol expliquent en partie ces temporalités divergentes. Les gouvernements n’ont ainsi pas tenu compte d’un principe pourtant fondamental de la chimie, celui de la conservation des masses : les polluants diffusés par les voies aériennes et aquatiques se déposent in fine sur les sols et dans les sédiments. En outre, des améliorations sectorielles dans la lutte contre la pollution ont pu amener à des effets collatéraux négatifs sur les sols : ainsi, les interdictions de déversement de toxiques dans les eaux déplacent bien souvent le problème sur la pédosphère. Le métabolisme toxique ne peut donc se penser que de façon holistique.
Si la problématique de la pollution des sols est restée longtemps invisible à l’échelle nationale, de nombreux conflits locaux ont eu lieu entre pollueurs et pollués autour de grandes contaminations des terres, principalement pour leurs impacts sur les cultures, comme le montrent les affrontements éclatant au tournant du xxe siècle près des mines de cuivre andalouses de Rio Tinto et de leurs fumées soufrées ou dans les Calanques marseillaises malmenées par les dépôts de chaux de l’industrie de la soude. Il n’empêche que dans l’immense majorité des cas, la pollution a été occultée par différents mécanismes de soutien au développement industriel avec, comme corollaire, la création de véritables « zones sacrifiées » dans lesquels l’environnement et la communauté locale étaient soumis aux impératifs de la modernité technique et de la grandeur des nations.
Loin des yeux, loin du cœur
Parmi les sols pollués, il faut distinguer les lieux où la contamination est spatialement concentrée de ceux où celle-ci est beaucoup plus diffuse. Les régulations s’intéressent bien plus aux premiers et les travaux de décontamination sont engagés sur d’anciennes aires d’exploitation industrielle et d’extraction des matières premières, sur des sites militaires abandonnés, des décharges ou encore des lieux d’accidents chimiques. Au contraire, les bords de route pollués par le plomb et les hydrocarbures, les vignes par le cuivre ou les champs par différents pesticides arsenicaux ou de synthèse ne font pas l’objet de programmes de réhabilitation (remediation en anglais, Sanierung en allemand).
D’un point de vue chronologique, les traces laissées par l’industrialisation dans les sols ont d’abord été liées aux secteurs miniers et métallurgiques. Connu pour l’extraction de cinabre, le site d’Almadén en Espagne, en forte expansion au xvie siècle, reste aujourd’hui contaminé par le mercure. Dans un deuxième temps, au cours du xixe siècle, la charge polluante s’est concentrée sur certains sites à proximité des villes qui servaient d’exutoires pour les nouveaux déchets « ultimes », notamment ceux de l’industrie chimique. Enfin, tout au long du xxe siècle, les substances toxiques n’ont eu de cesse de se diversifier avec le développement de la chimie de synthèse, de la pétrochimie et de la physique. De nombreuses innovations du temps de guerre furent adaptées au marché civil, à l’instar du DDT. Des polluants organiques persistants comme les PCB, des solvants chlorés comme le trichloréthylène, des radioisotopes s’agglomèrent dès lors aux couches géologiques, provoquant ce que certains considèrent comme le marqueur des débuts de l’Anthropocène. La gestion de la toxicité semble alors moins répondre à des mesures de protection des écosystèmes qu’à l’éloignement des nuisances de toute présence humaine. Le largage de déchets très dangereux en haute mer constitue l’exemple le plus frappant de cette fuite en avant.
Cas spectaculaires, gestion discrète
À partir des années 1980, cet héritage toxique s’invite sur la scène politique et médiatique. Certes, des régions concernées précocement par la désindustrialisation avaient déjà pris des mesures pour s’occuper du nettoyage des sites abandonnés, comme les mines belges dès 1967. Cependant, les politiques nationales qui traitent explicitement de la pollution des sols apparaissent à partir des années 1980 (Norvège en 1981, Pays-Bas en 1987, Allemagne et Suisse en 1998, Italie en 1999, France et Royaume-Uni en 2000, etc.). Des décharges toxiques sont alors sous le feu de la critique, comme celles de Lekkerkerk aux Pays-Bas, et les grands désastres industriels (Seveso en 1976, Tchernobyl et Schweizerhalle en 1986) révèlent les risques à très long terme et à très large échelle de la « civilisation industrielle ». De nombreuses associations – Greenpeace, Robin des Bois, Legambiente – et des mouvements de riverains jouent alors un rôle décisif de lanceurs d’alerte. Toutefois, ces affaires spectaculaires ne doivent pas faire oublier que la gestion de la pollution des sols s’est faite, dans la grande majorité des cas, de façon silencieuse dans un entre-soi entre régulateurs, pollueurs et ingénieurs.
De nombreux points aveugles subsistent dans la régulation des sites contaminés : tous – et de loin – ne sont pas recensés ; les risques sanitaires restent mal mesurés et sont dominés par des enjeux économiques de reconversion, notamment immobilière ; le principe de réhabilitation n’est pas celui de l’élimination des risques, mais de leur diminution à des normes jugées acceptables selon un calcul coût/bénéfice qui laisse la place à de multiples interprétations ; pour certains territoires particulièrement pollués, une dépendance toxique de sentier s’installe, puisque des sols, faute de réhabilitation, connaissent des restrictions d’usage, voire deviennent des sites de retraitement des substances dangereuses ; les sols pollués sont aussi des sous-sols pollués et le stockage des déchets dans des couches géologiques profondes est à l’œuvre (comme dans l’ancienne mine de potasse d’Herfa-Neurode en Allemagne, active depuis 1972) ou à l’étude (pour les déchets de la filière nucléaire) ; enfin, si la production de la charge polluante a désormais diminué sur le sol européen, elle a été externalisée vers des pays africains et asiatiques, aussi bien pour les processus extractifs et productifs que pour l’exportation de déchets.
Aujourd’hui, les législations et pratiques concernant les sols pollués dans l’Union européenne restent fragmentées. Les dernières estimations pour l’Europe des 28 font état de 2,8 millions de parcelles polluées. Environ un quart de ces sites sont intégrés à des bases de données (comme BASOL et BASIAS en France) et mis sous surveillance et seuls 10 % de ceux-ci, soit environ 65 000 sites, ont été décontaminés. Quant au coût de ce grand nettoyage, il se monterait au moins à 119 milliards d’euros. Or le principe du pollueur-payeur oblige à définir les responsabilités de contaminations qui remontent bien souvent à plusieurs décennies. L’histoire peut alors être prise à partie par les différents acteurs impliqués, ce qui ne va pas sans poser de problème pour la pratique historienne : dans les processus judiciaires ou d’inventaire, celle-ci est davantage perçue comme la caisse enregistreuse des « faits » du passé, sans véritable dimension réflexive. Reste que l’histoire a un rôle à jouer, notamment symbolique, en dévoilant les processus qui ont rendu ces contaminations si longtemps acceptables et que des opportunités de recherche interdisciplinaire s’ouvrent aussi bien du côté des géologues et archéologues que des sociologues et des juristes.