L’Aude et l’Ariège à la conquête de l’Europe. L’industrie rurale du jais à l’époque moderne (xve-xviiie siècles) 

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Le jais est un type de charbon noir particulièrement prisé dans la fabrication d’objets de piété et de bijoux. À partir du xve siècle, le Pays d’Olmes (mais aussi le Kercorb, qu’on intégrera ici par commodité au Pays d’Olmes, ce qui correspond à l’Aude et Ariège actuelles) met en place une industrie rurale du jais qui devient rapidement une activité de première importance dans la région. Celle-ci s’appuie sur l’énergie hydraulique et permet une augmentation massive de la production d’objets en jais, entraînant des flux de matières premières vers le Pays d’Olmes et de produits finis en direction de toute l’Europe. L’exploitation et la transformation du jais en Pays d’Olmes témoignent de l’existence précoce d’une industrie rurale en Europe. Celle-ci précède l’ère de la vapeur qui s’engage dans la partie occidentale du Vieux continent à partir de la fin du xviiie siècle.   

Illustration 1 : Morceau de jais extrait de la mine de Valbonne, Rouffiac-des-Corbières, 2002 (photo : B. Evans)
Illustration 1 : Morceau de jais extrait de la mine de Valbonne, Rouffiac-des-Corbières, 2002 (photo : B. Evans)
Illustration 2 : Provenance du jais travaillé dans le Pays d’Olmes vers 1750.  Réalisée à partir de : Maguelone de Saint-Benoit, Subdélégué de l'intendance de Limoux, Mémoire concernant les mines de jayet qui se trouvent dans les diocèses d’Alet, Mirepoix et Narbonne, 23 juin 1753 (AD Héraut, C 5669) (réalisation : Maude Tilliez)
Illustration 2 : Provenance du jais travaillé dans le Pays d’Olmes vers 1750. Réalisée à partir de : Maguelone de Saint-Benoit, Subdélégué de l'intendance de Limoux, Mémoire concernant les mines de jayet qui se trouvent dans les diocèses d’Alet, Mirepoix et Narbonne, 23 juin 1753 (AD Héraut, C 5669) (réalisation : Maude Tilliez)
Illustration 3 : Représentation 3D d’un moulin à jais (réalisation : Marc Evans). Réalisé à partir de : Maguelone de Saint-Benoit, Subdélégué de l'intendance de Limoux, Mémoire concernant les mines de jayet qui se trouvent dans les diocèses d’Alet, Mirepoix et Narbonne, 23 juin 1753 (AD Héraut, C 5669) ; De Gensanne, Antoine, Histoire naturelle de la province du Languedoc, T. 4, Montpellier, 1776-1779, p.  205-213.
Illustration 3 : Représentation 3D d’un moulin à jais (réalisation : Marc Evans). Réalisé à partir de : Maguelone de Saint-Benoit, Subdélégué de l'intendance de Limoux, Mémoire concernant les mines de jayet qui se trouvent dans les diocèses d’Alet, Mirepoix et Narbonne, 23 juin 1753 (AD Héraut, C 5669) ; De Gensanne, Antoine, Histoire naturelle de la province du Languedoc, T. 4, Montpellier, 1776-1779, p. 205-213.
Illustration 4 : Collier et broches de jais (XIXe siècle), collection Marty & collection Evans (photo : Bruno Evans).
Illustration 4 : Collier et broches de jais (XIXe siècle), collection Marty & collection Evans (photo : Bruno Evans).
Sommaire

Le récit traditionnel de la Révolution industrielle – articulé autour du charbon, de la machine à vapeur et de l’exode rural – occulte les très nombreuses industries rurales qui, au moins depuis la fin du Moyen Âge, fonctionnent en mobilisant des énergies non fossiles. Le textile et la métallurgie engendrent ainsi des circulations de matières premières et de produits finis bien avant l’intensification des échanges qui débute au milieu du xviiie siècle. À ce titre, l’industrie du jais en Pays d’Olmes, au pied des Pyrénées, est révélatrice de l’industrialisation de la France dans laquelle l’énergie hydromécanique est majoritaire jusqu'aux années 1860-1870. De surcroît, elle présente l’originalité d’utiliser un type précis de charbon non comme source d’énergie, mais comme matière première pour fabriquer des bijoux. 

Propriétés et premiers usages d’un minerai original

Le jais est un charbon d’un type très particulier puisqu’il renferme des hydrocarbures, ce qui lui confère des propriétés spécifiques, notamment une grande longévité, un très beau poli et la capacité à accumuler de l’électricité statique (ill. 1). De ce fait, il est considéré dès l’Antiquité comme une pierre magique. Au cours du Moyen Âge, il devient un matériau de choix pour la fabrication de toutes sortes d’objets religieux, plus spécialement les souvenirs du pèlerinage de Saint-Jacques-de-Compostelle. La ville s’en fait d’ailleurs une spécialité : les statuettes de l’apôtre et les coquilles Saint-Jacques à destination des nombreux pèlerins sont fabriquées en jais, et une corporation dédiée est créée en 1412. Les chapelets sont les plus demandés. Ils sont le plus souvent composés de perles à 14 facettes dont la taille et le polissage exigent 126 passes (passages de l’outil) ; malgré un travail intensif, la productivité demeure donc limitée. La bijouterie en jais de Saint-Jacques-de-Compostelle connait son apogée au xvie siècle, ce qui induit des flux importants de matières premières : il n’existe pas de mine de jais en Galice et c’est donc dans les Asturies, à 300 km, que le minerai est extrait. 

Le développement d’une industrie rurale au pied des Pyrénées

À partir du xve siècle, les habitants du Pays d’Olmes commencent l’exploitation industrielle, c'est-à-dire une production massive en série pour des marchés extrarégionaux du jais présent dans les sous-sols de la région. Comme en Espagne, le travail y est d’abord entièrement manuel. En revanche, à partir du xvie siècle, le Pays d’Olmes met au point une installation à la fois très simple et très ingénieuse par son double usage de l’eau : le moulin à jais (ill. 3). Celui-ci se situe au croisement de la culture technique du bois, du fer et de la force de l’eau. 

Il s’agit d’un bâtiment carré ou hexagonal de faible dimension (5 à 6 m de côté). Il chevauche un canal dont les eaux entraînent une roue horizontale à ailerons recourbés de 1,5 m de diamètre. Elle est reliée à un tambour central qui actionne quatre à six meules de grès d’environ 50 cm de diamètre. Dans cette usine hydromécanique des temps modernes, les meules actionnées par l’eau sont conçues de manière à permettre aux ouvrières de tailler et de polir chaque facette en un seul et même geste, accroissant fortement leur productivité. Dans un seul moulin travaillent 16 à 24 lapidaires qui façonnent et taillent le minerai, pour l’essentiel des femmes et des enfants ; chacun d’entre eux taille et polit environ 1 000 perles par jour. À titre de comparaison, dans les années 1950, les meilleurs artisans des Asturies arrivaient en un jour soit à tailler 500 perles, soit à en polir 250. Au total, la production d’un moulin oscille entre 4 et 7 millions de perles par an. 

Rapidement, les mines du Pays d’Olmes ne suffisent plus à fournir l’industrie locale. Dès le xviie siècle, le territoire recourt à des approvisionnements extérieurs. Les hommes du Pays d’Olmes vont ainsi exploiter des mines des massifs des Corbières dans l’Aude et de la Sainte-Baume dans le Var (ill. 2). La mécanisation du travail du jais confère un avantage commercial indéniable à ce territoire rural : tandis que Saint-Jacques-de-Compostelle connait un long déclin, le Pays d’Olmes monte progressivement en puissance.

L’essor industriel et commercial du XVIIIe siècle

L’apogée de la production en Pays d’Olmes se situe au milieu du xviiie siècle. Un mémoire de l’intendant du Languedoc de Saint Priest, rédigé en 1753, en détaille certaines caractéristiques. « On [exporte alors] », écrit-il, « cette marchandise pour plus de 500 000 livres », de l’empire Ottoman à l’Amérique espagnole en passant par l’Europe ; « les ouvriers employés dans toutes les minières et les moulins, ou pour monter les ouvrages et voiturer la mine se portent au moins à 1200. »

Cet essor repose à la fois sur l’usage de l’énergie hydraulique – qui permet une importante réduction des coûts de fabrication et une forte augmentation des capacités de production – et sur l’accroissement du nombre de moulins. À la fin du xviie siècle, huit moulins à jais tournent le long des eaux de l’Hers et du Touyre. Au milieu du xviiie siècle, on en compte 20. Ces meules supplémentaires permettent la fabrication de dizaines de millions de perles. Celle-ci ont vocation à répondre à la hausse de la demande de bijoux noirs au milieu du siècle des Lumières. En effet, si le xviiie siècle voit la place de la couleur noire reculer légèrement, les teintes sombres dominent encore largement. Les bijoux en jais, d’un coût abordable, sont alors à la mode dans tout le monde occidental et méditerranéen. Ils contribuent à la fabrication d’ornements pour le corps, les vêtements et les tapisseries, ainsi qu’à l’élaboration d’objets religieux (principalement croix et chapelets).

La croissance de la production entraîne celle des besoins en matières premières et, par suite, une « fièvre du jais ». Les marchands se mettent en quête de nouveaux gisements à exploiter : Rennes-Les-Bains dans les Corbières, massif de la Sainte-Baume en Provence. La forte demande entraîne néanmoins la flambée des prix des matières premières. Par conséquent, deux des plus importants fabricants, les frères Acher, sollicitent à la cour d’Espagne le privilège d’exploitation d’un minerai à la fois moins cher et plus facile à travailler, celui des montagnes de Montalbán, à 100 km au sud de Saragosse. À partir de 1754 et jusqu'à la Révolution, ils importent chaque année 150 à 200 tonnes de ce minerai qui a désormais la préférence des fabricants. Les cargaisons sont acheminées par terre jusqu'au port de Vinaros, puis par mer jusqu'à Sète. Via le canal du Midi, elles rejoignent ensuite Carcassonne, avant d’être chargées sur des charrettes jusqu'en Pays d’Olmes. Grâce à ces approvisionnements à bas coûts et à la mise au point d’un système industriel hydromécanique, ce territoire rural pyrénéen parvient à fournir de grandes quantités de bijoux. Ceux-ci ont cependant cessé d’être en jais : le minerai espagnol est en réalité un lignite, et il ne contient aucun des hydrocarbures qui confèrent au jais ses qualités si particulières. 

À rebours du concept de Révolution industrielle, c’est donc une industrialisation sur la longue durée que donne à voir le cas du Pays d’Olmes, tirant parti des ressources locales mais n'hésitant pas à aller chercher au loin les matières premières nécessaires – et ce tout en continuant à pratiquer des activités agricoles.

Citer cet article

Bruno Evans , « L’Aude et l’Ariège à la conquête de l’Europe. L’industrie rurale du jais à l’époque moderne (xve-xviiie siècles)  », Encyclopédie d'histoire numérique de l'Europe [en ligne], ISSN 2677-6588, mis en ligne le 15/07/24 , consulté le 05/12/2024. Permalien : https://ehne.fr/fr/node/22382

Bibliographie

Evans, Bruno, « Le territoire industriel du jais et du peigne, Ariège et Aude, xviiie-xixe siècle. Des industries rurales connectées au monde », thèse d’histoire, Université Toulouse 2-Jean Jaurès, 2022.

Evans, Bruno, « Atouts et limites de la culture technique de la réparation en Pays d’Olmes. Le cas d’un territoire industriel méridional, xviiie siècle-années 1920 », in Hilaire-Perez, Liliane, Bernasconi, Gianenrico, Carnino, Guillaume, Raveux, Olivier (dir.) Les réparations dans l'histoire. Cultures techniques et savoir-faire dans la longue durée, Paris, Presses de l’école des Mines, 2022, p. 365-381.

Minovez Jean-Michel, Verna Catherine et Hilaire-Pérez Liliane (Dir.), Les industries rurales dans l'Europe médiévale et moderne, Toulouse, Presses universitaires du Mirail, 2013, 310 p.

Evans, Bruno, « L’énergie hydraulique et le développement d’un territoire industriel », in Jarrige, François et Vrignon, Alexis (dir.), Face à la puissance. Une histoire des énergies alternatives et renouvelables à l’âge industriel, Paris, La Découverte, 2020, p. 171-182. 

Radeff, Anne, Du café dans le chaudron. Économie globale d’Ancien Régime. Suisse Occidentale, Franche-Comté et Savoie, Lausanne, Société d’Histoire de la Suisse Romande, 1996, 559 p.

Tissot, Laurent, Garufo, Francesco, Daumas, Jean-Claude, Lamard, Pierre (dir.), Histoires de territoires. Les territoires industriels en question xviie -xxe siècles, Neufchâtel, Alphil, 2010, 438 p.a

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