Depuis quelques années, chaque été, la presse et les autorités sanitaires d’Europe occidentale rappellent les risques de la prolifération des aedes albopictus (« moustiques tigres »). Ces alertes s’accompagnent de pratiques renouvelées de démoustication. En complément des opérations de pulvérisation d’insecticides, certaines cités touristiques, comme la ville de Hyères, installent des « bornes anti-moustiques », permettant d’attirer et capturer certains moustiques (« tigres » ou non). Au printemps 2021, dans la foulée d’expériences menées dans des pays de l’hémisphère sud, les stations balnéaires de Floride commencent à libérer des moustiques génétiquement modifiés afin de contrôler la prolifération de certaines maladies (dengue, zika). À l’heure du réchauffement climatique, la prolifération de certains types de moustiques devient une menace croissante pour la santé des populations. En Europe, si les pratiques de démoustication sont anciennes et remontent au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, elles se sont paradoxalement développées alors que les moustiques ne représentaient plus de menace vectorielle pour la plupart des Européens.
Une modernité chimique et guerrière
Dans l’entre-deux-guerres, plusieurs villes européennes organisent des pratiques limitées de démoustication : ces mesures visent prioritairement à construire la réputation et l’attractivité des cités. Toutefois, un tournant se joue lors de la Seconde Guerre mondiale : plusieurs substances chimiques sont expérimentées, à commencer par le dichlorophényltrichloroéthane (DDT). Cette substance, brevetée par l’industriel suisse Geigy, fait l’objet d’un investissement important par les Alliés afin de lutter contre certaines maladies sur les fronts méditerranéens. En 1943, les médecins des armées préconisent ainsi l’usage du DDT dans la ville de Naples pour limiter le développement du typhus. L’insecticide sera ensuite surtout utilisé pour prévenir le paludisme en Sardaigne à partir de 1946. Menées au nom de motifs sanitaires, ces campagnes sont présentées comme des conditions de la reconstruction économique.
Orchestrées par des autorités militaires, dans le cadre de coalitions associant plusieurs pays, ces expériences sont rapidement débattues au sein des organisations internationales en voie de refondation comme l’Organisation mondiale de la santé (OMS). Les pratiques de lutte contre les moustiques essaiment à l’échelle internationale. Aux États-Unis, l’usage du DDT est promu dans certains États dès le premier semestre 1945 tout comme dans certaines villes européennes, où les moustiques ne sont plus une menace vectorielle. À Strasbourg ou à Lyon, les membres des bureaux d’hygiène municipaux encouragent le recours au DDT. Souvent sous pression des entrepreneurs de réputation urbaine (hôteliers, promoteurs des activités touristiques, etc.) depuis l’entre-deux-guerres, les hygiénistes deviennent les défenseurs d’une pratique belliqueuse de la démoustication auprès des élus municipaux. À Lyon, dès 1946, plus de 1 000 litres de substances insecticides sont répandus dans la ville. Bien que les hygiénistes lyonnais soient déjà alertés sur la toxicité du DDT, celui-ci reste la substance la plus utilisée, et celle dont ils continuent de prôner l’usage.
Le « confort », un euphémisme pour la valorisation foncière
Ces politiques de démoustication se présentent comme des dispositifs de construction d’une modernité urbaine de l’après-guerre, dans laquelle la chimie participe à façonner les paysages urbains. Cette logique est résumée par la notion de « démoustication de confort » qui s’impose dans les discours médiatiques et politiques au tournant des années 1950 et 1960. Portée par des acteurs du tourisme et des élus des régions les plus concernées, cette notion imprègne par exemple la loi relative à la lutte contre les moustiques en France, adoptée en décembre 1964.
Les promoteurs de la « démoustication de confort » imposent l’idée selon laquelle cette pratique constituerait une étape inévitable pour façonner l’attractivité paysagère, touristique et économique des territoires. De fait, la démoustication se présente bien comme une opération de valorisation foncière et immobilière. Dans le Languedoc-Roussillon, les élus proches des intérêts viticoles sont les premiers à s’engager dans ces démarches au nom d’une nécessaire diversification de l’économie régionale par le tourisme. Ces objectifs sont amplifiés par l’installation de la Mission interministérielle pour l’aménagement du littoral du Languedoc-Roussillon en 1963 : celle-ci appréhende la démoustication de plus de 55 000 hectares comme un préalable à l’expansion touristique. Des publicités télévisées vantent alors les effets de la pulvérisation d’insecticides sur le littoral, pendant que l’élimination de gîtes larvaires par l’assèchement de zones humides ouvre des terrains à la construction d’infrastructures.
Contester la démoustication
Lorsqu’elles sont menées à l’échelle d’une agglomération ou d’une région, ces opérations d’ingénierie écologique transforment les écosystèmes et les rapports sociaux de manière synchrone. Malgré la rhétorique unanimiste du « confort », ces pratiques sont l’objet de plusieurs contestations, fondées sur le constat des altérations écologiques des milieux.
Plusieurs professions protestent en signalant la perturbation de leurs activités. Déjà sensibles à d’autres pollutions de l’eau, les pêcheurs remplissent un rôle de sentinelle face aux effets de certains insecticides. De manière plus spécifique, des horticulteurs et des apiculteurs deviennent les principaux lanceurs d’alertes sur les effets des substances insecticides.
Leurs paroles peuvent, parfois, s’appuyer sur les ouvrages d’alertes de scientifiques qui préfigurent l’écologie politique contemporaine, à l’instar du Printemps silencieux de Rachel Carson. C’est aussi le cas de certains textes du biologiste et militant socialiste Barry Commoner, qui fut sensibilisé aux effets du DDT dès la fin de la Seconde Guerre mondiale, alors qu’il était engagé dans la Navy pour participer aux expérimentations de cette substance.
Ces registres de la critique, professionnelle d’une part, scientifique d’autre part, peuvent parfois se conjuguer avec les arguments de groupes se faisant les défenseurs d’un certain ordre social et « naturel ». Plusieurs textes aux connotations religieuses et mystiques se présentent comme des critiques de la démoustication, tandis que certains courants régionalistes conservateurs pouvaient dénoncer ces pratiques comme un facteur de ruptures des sociabilités locales.
Ces contestations participent à un mouvement lent, et non linéaire, de réduction du recours à certains toxiques, à commencer par le DDT. Toutefois, ces protestations ne parviennent pas à entraver la logique même qui est au fondement des politiques de démoustication à travers l’Europe des décennies d’après-guerre, c’est-à-dire la valorisation touristique et la promotion d’une certaine modernité urbaine et suburbaine.
C’est pourtant ce modèle suburbain qui, aujourd’hui, renforce le risque lié à la prolifération des moustiques tigres. Contrairement aux moustiques qui incommodaient les citadins des années 1950 et dont les gîtes larvaires pouvaient se trouver dans les zones humides ou les fosses septiques, les aedes albopictus prolifèrent davantage dans des points d’eaux plus réduits qui caractérisent les quartiers pavillonnaires ou les espaces verts de certaines villes et cités balnéaires (bacs de récupération d’eau, arrosoirs, etc.). La démoustication des décennies d’après-guerre fut d’abord une opération de valorisation foncière. En cela, elle a créé les conditions pour un renforcement des risques sanitaires liés à certains moustiques dont la présence s’accroît en Europe à l’heure du réchauffement climatique.