La naissance de l’élevage « hors-sol » en Bretagne (années 1950-années 1970)
L’agriculture bretonne est caractérisée depuis le milieu du xixe siècle par la polyculture-élevage : les agriculteurs, souvent en fermage, cultivent des céréales (orge, blé, avoine) sur quelques hectares de terre et possèdent des animaux comme des vaches, parfois un cheval, des poules et quelques porcs. Ces derniers sont élevés dans des bâtiments qu’on appelle des soues (Ill. 2) et sont nourris uniquement avec le surplus de la récolte annuelle de céréales, une fois soustraites les quantités nécessaires pour la famille, les chevaux et les vaches (animaux indispensables pour la traction et la production de lait). La production porcine des fermes est donc entravée par les « limites naturelles » de leurs récoltes, qui ne permettent jamais d’engraisser plus d’une dizaine de porcs par an.
La situation évolue à partir des années 1950, avec la diffusion des premiers aliments complets, composés de farines végétales auxquelles sont ajoutés des additifs comme des farines animales (riches en protéines) et des vitamines (nécessaires à la bonne croissance des porcs). Ces aliments sont vendus par des négociants qui démarchent activement les fermes. Les cheptels porcins peuvent alors augmenter et certains agriculteurs construisent pour les loger de nouvelles « porcheries d’engraissement » (Ill. 1), spécifiquement aménagées pour faciliter le travail : c’est la naissance de l’élevage hors-sol. À la fin des années 1960, ces agriculteurs sont ainsi en mesure de vendre chaque année jusqu’à 500 porcs, contre seulement quelques porcs engraissés par an dans les années 1950.
L’intensification de l’élevage de porcs dans les campagnes bretonnes de l’après-guerre précède donc les incitations des pouvoirs publics, qui dans les années 1950 mettent davantage l’accent sur les productions céréalières et bovines. C’est seulement dans les années 1960 que les pouvoirs publics prêtent une attention toute particulière à l’augmentation de la production porcine. L’INRA, créé en 1946, y consacre de plus en plus de recherches, conjointement avec l’ITP, créé en 1961. Ce dernier voit ses moyens croître en 1968 (à la suite de la loi sur l’élevage de 1966) et publie à partir de 1969 les Journées de la Recherche Porcine, qui synthétisent l’ensemble des résultats zootechniques obtenus en France. Parallèlement, les Chambres d’Agriculture bretonnes soutiennent le recrutement de conseillers agricoles, qui interviennent auprès des agriculteurs lors de réunions d’informations pour transmettre une gestion dite « rationnelle » d’élevages de plus en plus « modernes », pour reprendre les termes alors employés. De nouveaux acteurs ne tardent pas toutefois à jouer un rôle plus déterminant encore pour les agriculteurs : les techniciens employés par les coopératives. Ces dernières se multiplient en effet dans les années 1960, avec l’apparition du Groupement Coopératif des Producteurs de Porcelets de Lamballe (GCPPL), de la Coop de Broons, ou encore de la Coopérative des Éleveurs de la Région de Lamballe (Cooperl), actuel n°1 français du secteur porcin. Ces différents facteurs renforcent rapidement la concentration régionale de l’élevage du porc en France : en 1970, 30% du cheptel porcin français est élevé en Bretagne.
Les scientifiques et le « problème du lisier » (années 1970)
Les conséquences environnementales de l’élevage porcin hors-sol ne tardent pas à se manifester en Bretagne, au premier rang desquelles l’apparition du lisier. Les porcs étaient autrefois élevés sur une litière de paille, régulièrement changée, qui entraînait la production de fumier (des excréments mélangés à la litière de paille). Cette litière disparaît dans les nouvelles porcheries, marquées par plusieurs innovations dont la plus importante est peut-être le sol en caillebotis (Ill. 1). Les interstices qui caractérisent ce sol permettent l’évacuation des excréments dans un couloir situé sous le bâtiment, qui conduit à une fosse où s’accumule du lisier, à la consistance plus liquide que le fumier. L’augmentation des quantités de lisier produites par l’élevage porcin attire rapidement l’attention des chercheurs en sciences du sol.
Dès le début des années 1970, les études portant sur l’impact du lisier sur les sols bretons se multiplient, principalement portées par l’INRA, associé au laboratoire de sciences du sol de l’École Nationale Supérieure d’Agriculture (ENSA) de Rennes. Elles constatent que le lisier est à l’origine de nuisances – notamment olfactives – et de pollutions pour lesquelles il est nécessaire de trouver des solutions. L’INRA continue certes de préconiser l’épandage du lisier comme engrais, mais il met de plus en plus les agriculteurs en garde contre le risque d’une pollution accrue des eaux, tout particulièrement durant les mois d’hiver pluvieux, et recommande de prendre en compte les caractéristiques du sol pour en favoriser la fonction épuratrice. Parallèlement, les pouvoirs publics prennent en compte l’impact environnemental des élevages porcins, lesquels doivent, après la loi sur les Installations Classées pour la Protection de l’Environnement (ICPE) de 1976, demander des autorisations pour leur agrandissement, plutôt que simplement les déclarer.
La lutte des syndicats départementaux contre les porcheries « industrielles » (années 1970)
L’élevage porcin moderne, qui ne repose pas sur la production céréalière de l’exploitation, mais sur l’achat d’aliments composés, induit enfin un paradoxe social et économique. D’un côté, il permet à des agriculteurs dont l’exploitation n’était auparavant pas jugée viable de rester à la campagne sans prendre part aux migrations rurales propres à la France d’après-guerre. De l’autre, il ouvre l’élevage porcin à des personnes qui n’ont pas hérité d’une exploitation : après avoir construit une porcherie, il suffit désormais d’acheter des porcelets, de les engraisser avec de l’aliment composé pour les vendre et en tirer des revenus. L’élevage porcin moderne estompe ainsi les frontières entre agriculture, commerce et industrie.
Cette facilité déconcertante à devenir un exploitant suscite une levée de boucliers des syndicats agricoles. Dans les Côtes d’Armor par exemple, la Fédération Départementale des Syndicats d’Exploitants Agricoles (FDSEA), le Mouvement de défense des exploitants familiaux (Modef) et les Paysans Travailleurs s’opposent fermement et unanimement à ce qu’ils nomment « élevage industriel ». Ils craignent en effet que ce type d’élevage ne permette à « des étrangers à la profession d’accaparer les outils de production des paysans », selon les tracts qu’ils distribuent, et que l’élevage hors-sol ne mène à « l’intégration » de la filière porcine, comme ce fut le cas pour la filière avicole quelques années auparavant : autrement dit, que l’ensemble de la filière (la production, l’aliment pour bétail, les bâtiments, les abattoirs et la transformation) ne soit contrôlé par une poignée de grandes entreprises, les éleveurs étant réduits à de simples maillons de la chaîne. Ces oppositions syndicales se concrétisent par des actions menées dans les années 1970 : destruction de porcheries, rebouchage de fondations et de fosses, etc.
Conclusion
L’histoire de l’élevage porcin s’inscrit dans le cadre plus large de l’histoire de l’agriculture bretonne durant la seconde moitié du xxe siècle : c’est une production animale qui connaît un développement spectaculaire et qui a traditionnellement été racontée par les archives étatiques ou scientifiques. Il paraît important d’intégrer la question des alertes environnementales et des luttes syndicales qui ont jalonné son histoire, notamment dans les années 1970, afin d’en montrer toute la complexité et la richesse.