Aux origines de l’agriculture biologique : la vie du sol contre les engrais chimiques
D’une grande diversité et riche de multiples croisements et hybridations, l’histoire européenne de l’agriculture biologique prend racine dans des conceptions biologiques de la fertilité des sols.
À la sortie de la Première Guerre mondiale, marquée en Allemagne par une grave crise agricole, de nombreux scientifiques s’alarment des effets des engrais chimiques de synthèse auxquels ils attribuent une réduction de la vie microbienne, une acidification des sols, voire un affaiblissement de la qualité alimentaire. Une approche biologique des sols, étudiant leurs interrelations avec les racines des plantes et prônant une fertilisation organique à même de nourrir les organismes du sol, voit alors le jour. De telles conceptions sont popularisées par le mouvement de réforme de la vie (Lebensreform) qui préconise une « agriculture naturelle ». Théorisée par Ewald Könemann dans les années 1930, cette dernière est fondée sur la pratique d’engrais verts et le mulching, la fertilisation avec des poudres de roches, la limitation du travail du sol et le compostage – y compris des selles humaines – ainsi que sur l’incitation à recycler les déchets municipaux. Le végétarisme primant, elle rejette en revanche l’utilisation de fumier et restreint à son minimum la traction animale.
Développée par un groupe d’agriculteurs anthroposophes à partir du Cours aux agriculteurs délivré par Rudoph Steiner en 1924 en Silésie (Pologne), l’agriculture biodynamique, pour sa part, est popularisée sur l’ensemble du continent européen par Ehrenfried Pfeiffer. Laissant peu de place à l’ésotérisme, son ouvrage Fécondité de la terre, paru en cinq langues en 1938, développe la conception biodynamique de la ferme comme organisme vivant et véhicule les alertes montantes quant à l’érosion mondiale des sols. Alors que circulent récits et images des tempêtes de sable emportant le sol des grandes plaines américaines (Dust Bowl), la nécessité de préserver l’humus agricole est alors largement partagée, bien au-delà des promoteurs de l’agriculture biologique, dans la science agricole.
C’est en tant que directeur de l’Institute of Plant Industry d’Indore (Inde) que l’agronome britannique Albert Howard et son épouse Gabrielle mettent au point une méthode de compostage à l’origine d’un accroissement des rendements et de la résistance des plantes aux maladies, liée selon lui au dynamisme des associations mycorhyziennes (symbioses entre champignons et racines des plantes). Alors que le lien organique entre vie du sol et santé humaine prend une importance croissante dans le renouveau agrarien des années 1930 et dans divers courants de l’hygiénisme médical, tels le « Pioneer Health Centre » créé à Londres en 1935, la diffusion du procédé Indore va accompagner l’essor des mouvements d’agriculture biologique européens.
Durant la Seconde Guerre mondiale, ces thèses organiques rencontrent une nouvelle audience suite aux pénuries d’engrais, à l’acuité des questions nutritionnelles, et à l’essor des conceptions organicistes du corps national qu’elles peuvent appuyer. En Allemagne, plusieurs dirigeants nazis s’intéressent à la biodynamie et le mouvement collabore ponctuellement avec le IIIe Reich avant d’être interdit pour son ésotérisme en 1941.
Alimentation naturelle et défense de la petite paysannerie (1940-1960)
Après-guerre, tandis que les approches biologiques de la fertilité des sols sont marginalisées dans les institutions scientifiques, les mouvements émergents d’agriculture biologique reçoivent un soutien décisif des réseaux d’alimentation et de diététique naturelles. En Angleterre, la création de la Soil Association en 1946 procède de la rencontre, autour des pratiques howardiennes de compostage, de médecins nutritionnistes et de classes moyennes urbaines et de praticiens et expérimentateurs agricoles, tels Lady Eve Balfour qui en restera longtemps la figure centrale. C’est également le lien sol/alimentation/santé qui est au cœur de l’action des médecins de l’Association française pour la recherche d’une alimentation normale créée en 1952, qui valorise le dynamisme microbien et promeut des « sols vivants » pour la santé de l’homme. Les magasins de diététique et de produits sains (tels les Reformhäuser apparus en Allemagne dès les années 1910) jouent également un rôle important dans l’essor de l’agriculture dite naturelle, organique, biologique ou encore écologique.
La structuration d’agriculteurs en associations promouvant des techniques de culture alternatives aux formes de la modernisation agricole (recours massif à la chimie, spécialisation territoriale entre agriculture et élevage et abandon corrélatif du bétail et du fumier en grandes cultures, labours profonds et retournement des prairies, etc.) participe également de la transformation des mouvements agrariens dans cet après-Seconde Guerre. En Suisse, sous la houlette de Maria et Hans Müller, la défense d’une culture paysanne chrétienne s’organise autour d’un système technique syncrétique et original (centré sur le compostage de surface et le mulching) mis en œuvre par des coopératives agricoles dont les produits de qualité sont valorisés par la grande distribution dès les années 1960. Tandis que cette agriculture dite organo-biologique gagne l’Autriche et l’Allemagne, en France la défense de la petite paysannerie et de son autonomie face à l’État et aux firmes agrochimiques est d’abord le fait de la maison Lemaire. Centrée sur la commercialisation d’une algue marine, cette entreprise met en place un système de conseil et d’encadrement agricole grâce auquel la France devient rapidement l’un des premiers producteurs biologiques européens. Durant ces décennies d’après-guerre, l’agriculture biologique européenne est davantage ancrée à droite bien que ses membres se retrouvent dans l’ensemble du spectre politique.
De l’essor du mouvement environnementaliste à celui du marché de l’‘AB’ (années 1970-années 2000)
À partir du milieu des années 1960, les pesticides deviennent une préoccupation environnementale de premier plan et l’agriculture biologique s’affirme comme l’un des principaux creusets de l’écologie politique. Prônant la non-violence et une nouvelle alliance avec la nature, elle offre une matrice théorico-pratique pour contester le productivisme et le scientisme de la civilisation industrielle. En 1970, E. F. Schumacher prend ainsi la direction de la Soil Association, laquelle compte bientôt 31 groupes locaux et préside à la création de The Ecologist. L’engagement de jeunes ingénieurs agricoles vient également renouveler les débats avec les structures de recherche nationales tandis que l’ambition expérimentale du mouvement s’affirme avec la création en Suisse en 1973 du FiBL, appelé à devenir le plus important établissement de recherche en agriculture biologique.
La convergence entre organisations environnementalistes et syndicats agricoles dans les années 1980 explique le rapide développement de l’agriculture biologique dans quelques pays, comme l’Espagne et la Suède, où elle atteint aujourd’hui 20 % de la surface agricole. Mais c’est bien davantage à la structuration d’un marché commun de l’alimentation biologique qu’il faut attribuer le rôle déterminant dans cet essor. Y contribuèrent l’unification des standards de production – à laquelle participa activement l’International Federation of Organic Agriculture Movements (IFOAM) créée en 1972 – et la mise en place de processus de certification, ce qui déboucha sur la réglementation de 1991 (EC Reg. 2092/91). De moins de 0,1 % de la surface agricole utilisable en 1985, l’agriculture biologique atteignait presque 4 % au début du xxie siècle, représentant alors un marché de 12 milliards d’euros.