À son accession à l’indépendance en 1960, le taux de scolarisation du Congo le place au sixième rang des pays africains pour le niveau primaire, et à la douzième place pour le secondaire – sans parler de son enseignement universitaire, qui reste chétif. En effet, malgré la volonté des colonisateurs de maquiller le bilan de l’éducation coloniale mise en place, le taux d’analphabétisme est estimé à 60-65 %. Si les statistiques sont difficiles à interpréter, notamment du fait de la collecte aléatoire des données dans un pays si vaste, il est certain que les efforts de la Belgique se sont exclusivement concentrés sur le développement de l’enseignement élémentaire. L’ambition de la politique coloniale consiste en effet davantage à maintenir l’ordre social et politique qu’à former des élites éduquées.
Une éducation coloniale dominée par les missions catholiques
Cette situation tient dans une large mesure à la position centrale que les missions catholiques avaient conquis au Congo, où l’éducation était associée à l’évangélisation. Dans sa politique de la colonisation de l’Afrique centrale à des fins économiques en faveur de la Belgique, l’État indépendant du Congo (1885-1908) veut bien former des mains-d’œuvre auxiliaires, mais à moindre coût. Cette politique reste une des constantes de la politique scolaire belge au Congo et constitue l’une des explications de l’appel massif fait aux missionnaires par Léopold II. L’engagement stipulé dans la convention signée entre le Saint-Siège et l’État indépendant du Congo en 1906 prévoit un traitement préférentiel pour les missions catholiques destinées à servir le secteur éducatif congolais. En contrepartie lesdites missions s’engagent à créer des écoles et à suivre scrupuleusement les principes directeurs tracés par l’État.
Les préjugés sur la population locale jouent également en faveur d’une politique éducative inégalitaire. Les Africains sont régulièrement considérés comme n’étant pas enclins à la théorie, paresseux par nature, esclaves de leurs passions. Non seulement la politique éducative belge considère qu’ils ont de moindres capacités intellectuelles, mais ces arguments ont, aux yeux des Belges, facilité la conquête. Coloniser, civiliser, éduquer et moraliser sont des objectifs interdépendants, comme dans l’ensemble des colonies européennes. Seule la « civilisation » chrétienne, considérée comme supérieure à la culture africaine, pourrait les élever à un niveau supérieur et les préparer à un travail utile – du point de vue des colons. Ainsi, quand le Congo devient une colonie belge, après 1908, les programmes d’enseignement sont centrés sur le travail manuel et l’agriculture, et associés à un régime disciplinaire très strict, car ils visent directement à fournir des forces employables dans le cadre des opérations commerciales coloniales. La littérature coloniale et les brochures d’instruction officielles insistent sur la nécessité d’un enseignement concret, pratique et intuitif. C’est dans cette perspective que les missionnaires sont jugés aptes à cette mission, nonobstant quelques failles relatives à leur qualification. Le discours triomphaliste de la colonisation, longtemps véhiculé par l’historiographie coloniale et les manuels d’enseignement de l’histoire belge, considère les missionnaires comme porteurs de la lumière et de la modernité dans les ténèbres du continent païen, attribuant à la culture occidentale une suprématie incontestée.
Une éducation volontairement restreinte
Pourtant, le retard de développement attribué aux Congolais est loin d’être rapidement comblé par les colons. Le projet des colons et des missionnaires consiste plutôt en une introduction « adaptée » aux compétences culturelles élémentaires (lecture, écriture et calcul), et l’acquisition des connaissances passe en second plan par rapport à la moralisation. Conformément à cette conception pédagogique, l’expansion de l’enseignement primaire est relative : l’entre-deux-guerres se caractérise par un système d’enseignement où, à part quelques notions théoriques élémentaires, l’enfant doit surtout récolter les produits agricoles de ses efforts.
En 1929, le Projet d’orientation de l’enseignement libre au Congo belge, publié avec le concours des sociétés de missions nationales, couronne les principes de coopération entre gouvernement et missions. L’État belge subventionne directement les missions catholiques. Il faut attendre 1948 pour que soient distinguées l’éducation des masses et celle sélectionnant une potentielle « élite ». Cette dernière est destinée à former des cadres inférieurs habilités à répondre aux exigences croissantes du monde de travail, et se caractérise donc davantage par un enseignement technique et professionnel que par une formation secondaire de type généraliste. Sous le régime colonial, seul le besoin de former des « forces auxiliaires » est envisagé car tous les postes clés restent pour l’essentiel entre les mains des Belges. En effet, selon la perspective paternaliste des colons, préparer les « évolués » à l’indépendance ne peut se faire qu’à condition de respecter l’ordre social, laissant donc à l’« élite noire » son statut d’auxiliaire, sans remettre en cause la stratification professionnelle. C’est aussi en ce sens que l’enseignement d’une langue européenne est par exemple longtemps jugé inutile, et que les quatre linguae francae (tshiluba, lingala, kikongo et swahili) restent les langues de l’enseignement, dans les zones rurales.
L’après-guerre : des transformations limitées
En 1948, un projet d’enseignement public se développe finalement, sous la pression des demandes de réforme des militants africains. Une lutte scolaire, idéologique et financière oppose ces nouvelles écoles, en plein essor, et les écoles confessionnelles. Au cours de la seconde moitié des années 1950, les missions parviennent toutefois à sauvegarder leurs intérêts. Entre 1954 et 1957, la population scolaire congolaise augmente de plus de la moitié, bien que la part de l’enseignement public reste très limitée. En 1958, 3 % de la population du primaire fréquente les écoles officielles contre 14 % dans l’enseignement secondaire (et même plus de 40 % dans l’enseignement professionnel). Pourtant, dans les lycées où le programme belge est suivi, pas plus de 5 % des élèves sont congolais, sans compter que les possibilités de passage vers l’enseignement universitaire sont également destinées aux enfants des coloniaux. En première année universitaire (1954-1955), le campus de l’université catholique de Lovanium compte à peine 33 étudiants, dont seulement 11 congolais. Quant à l’université officielle du Congo belge (et du Rwanda-Urundi), elle n’est créée qu’en 1956 à Élisabethville. En 1960, 0,1 % seulement de la population scolaire congolaise est inscrite dans l’enseignement supérieur. C’est quatre fois moins que la proportion d’alors pour toute l’Afrique (0,4 %) et trente fois moins que pour le monde entier (3 %). De plus, les filles congolaises n’ont pas encore accès aux universités. Leur part dans l’ensemble de la population scolaire n’excède pas 20 % et leur formation reste centrée sur des professions dites féminines : infirmières, enseignantes ou religieuses. Au milieu des années 1950, ces secteurs sont conformes à l’image idéale des femmes pour les pays colonisateurs.