Dans le champ scolaire, l’éducation physique est une matière à part. Discipline du corps, elle vise le développement intellectuel, moral et physique des élèves par une mise en mouvement soigneusement codifiée. Dans les écoles coloniales des empires britanniques et français, elle est étroitement associée à la mission civilisatrice. Instrument d’apprentissage de normes raciales et sexuées, l’éducation physique est discutée à plusieurs niveaux de la gouvernance coloniale. Ses acteurs et leurs savoirs circulent à l’échelle des empires, via les canaux missionnaires ou gouvernementaux : depuis Westminster et Paris jusqu’aux départements d’éducation des gouvernements coloniaux. Ils circulent aussi à l’échelle locale, entre les écoles et les gouvernements. Les exemples de la Côte d’Ivoire et de la Gold Coast (Ghana contemporain), colonies d’Afrique de l’Ouest respectivement conquises par les Français et les Britanniques à la fin du xixe siècle, mettent en évidence la manière dont l’éducation physique incorpore la mission civilisatrice chez les élèves africains.
Les origines de l’éducation physique scolaire
Pendant l’occupation coloniale, la scolarisation européenne ne concerne qu’une minorité de jeunes, majoritairement dans les zones urbanisées et côtières, et principalement des garçons. Dans les années 1930, seuls 10 % (Côte d’Ivoire) et un quart (Ghana) des élèves sont des filles. Alors que les Britanniques favorisent l’expansion scolaire missionnaire, les écoles françaises publiques, plus contrôlées, sont moins nombreuses : le taux de scolarisation est trois fois supérieur en Gold Coast par rapport à la Côte d’Ivoire, reflétant une disparité généralisée entre les deux empires.
Dès le début du xxe siècle, l’éducation physique est intégrée aux programmes scolaires des premières écoles coloniales africaines. Dans les écoles missionnaires (suisses, allemandes, britanniques, françaises, etc.), les enseignants s’inspirent des principes édictés dans leur pays d’origine : gymnastique de maintien, exercices de renforcement des corps et activités d’inspiration militaire. Ces cours font écho à ceux suivis par les enfants des classes populaires européennes. Dans les colonies britanniques, les écoles secondaires les plus prestigieuses intègrent rapidement des activités sportives (athlétisme, hockey, tennis, football, etc.) sur le modèle des Public Schools anglaises. Quelques filles ont des cours d’éducation physique, y compris au niveau primaire, par exemple dans les écoles missionnaires bâloises (Suisse), mais il s’agit d’exceptions. La plupart des élèves sont des jeunes garçons pour qui le quotidien de la scolarité est celui de l’école primaire et des entraînements militaires.
Pour former les enfants et les adolescents, les directions coloniales (Education Department et direction générale de l’Enseignement d’Afrique occidentale française) font le choix d’activités européennes. Elles écartent les pratiques sportives locales, comme l’Ampe, sport féminin ghanéen dont la pratique est largement critiquée par les inspecteurs scolaires. Ces sports sont pratiqués sans l’aval du cadre institutionnel scolaire.
Former les corps pour les civiliser
À partir de l’entre-deux-guerres, l’éducation physique acquiert une charge idéologique nouvelle. Influencés par les débats européens, où elle est positionnée comme un instrument essentiel de la formation citoyenne et nationaliste, les pédagogues coloniaux interrogent à leur tour cette pratique. Dans les directions des départements scolaires des administrations coloniales locales et les instituts de formation d’enseignants, mais aussi à l’occasion de voyages en métropole, enseignants et fonctionnaires produisent des circulaires et des textes programmatiques, donnent des conférences et des cours avancés destinés aux enseignants africains, produisent des manuels spécifiquement dédiés à l’enseignement colonial, voire interrogent les objectifs de cette discipline.
Dans ces textes, les cours d’éducation physique deviennent un instrument visant à réformer les corps et les « races », suivant les principes racistes de l’époque. Que ce soit en Afrique occidentale française (AOF) ou dans des colonies britanniques comme la Gold Coast, les compétences physiques des Africains et des Européens sont naturalisées à l’aune de leurs supposées différences raciales, opposant la faiblesse intellectuelle, morale et physique des premiers à l’avancement des seconds. Dans cette optique, l’exercice physique, en éduquant le corps des élèves africains, doit les civiliser. L’apprentissage de nouvelles postures et gestes dans les cours doit infuser vers l’ensemble de leur comportement. Et, partant, permettre la fortification des caractères et de la volonté.
Conjointement, cet apprentissage est codifié selon des normes genrées explicites. Toujours majoritairement destinés aux garçons, plus nombreux dans les écoles coloniales, les cours des écoles d’AOF doivent former des garçons « hardis », « entreprenants ». Comme dans la Gold Coast voisine, l’éducation physique est définie comme « virile », adjectif qui revient souvent dans les textes produits dans les colonies britanniques et françaises. Il s’agit bel et bien de réformer une masculinité africaine considérée comme déviante vis-à-vis des normes de genre européennes – quoique ses contours restent très imprécis. Le sport doit permettre aux jeunes d’incorporer des normes européennes, que ce soit le tempérament chevalier promu par Pierre de Coubertin ou celui des gentlemen africains.
Transformer les propositions pédagogiques impériales
La pratique de l’éducation physique, telle qu’elle se déploie dans les cours d’école, se distingue pourtant de ces théories, elles-mêmes discutées par les enseignants et experts africains.
Les rapports d’inspection scolaire, en Gold Coast ou en Côte d’Ivoire, insistent sur l’important décalage entre ces textes programmatiques et leur application. D’une part, les enseignants se préoccupent souvent bien peu de ces questions morales. D’autre part, il est fréquent que les cours d’éducation physique soient déconsidérés par les enseignants comme les élèves. Ils leur préfèrent les matières classiques, bien plus importantes pour accéder à une éventuelle scolarité supérieure et à une position professionnelle avantageuse (employés de bureau, enseignants). À ce titre, les récriminations des défenseurs de l’éducation physique sont paradoxales. Ils déplorent la dévalorisation d’une discipline à laquelle ils accordent un grand prix, mais qui n’a qu’un faible intérêt pour accomplir le parcours scolaire idéal qu’ils participent eux-mêmes à promouvoir.
Parallèlement l’expertise en éducation physique est revendiquée par un nombre croissant d’enseignants originaires des colonies, particulièrement en Gold Coast. À partir des années 1930, nombre d’entre eux suivent une formation spécialisée en Grande-Bretagne, avant de revenir enseigner dans des centres de formation d’enseignants ou des établissements secondaires réputés. En 1955, 135 spécialistes (dont 14 femmes) ont suivi des formations avancées, en Grande-Bretagne ou en Gold Coast, via un cursus spécialisé de deux ans. Ces spécialistes nouvellement formés (comme Edward Teye-Botchway, Betty Okine ou Robert T. Orleans-Pobee) prennent une part grandissante dans les débats sur l’éducation physique. Ils s’investissent dans les réformes successives qui régissent cette discipline et occupent des postes clés au sein de l’administration. Pendant les années 1950, certains d’entre eux débattent de l’opportunité d’africaniser cet enseignement et de s’appuyer sur des activités physiques et sportives locales. Ils développent aussi des curriculums différenciés selon le sexe des élèves. Ces intellectuels et enseignants africains participent au bouillonnement intellectuel et politique qui secoue le Ghana, en passe d’acquérir son indépendance en 1957.
Avec les indépendances, l’éducation physique et sportive conserve sa charge idéologique. Plutôt que des sujets de l’empire, les pédagogues africains éduquent dorénavant des jeunes citoyens. Mais les experts réinvestissent aussi les débats coloniaux sur les dangers du sport féminin et sur l’apprentissage de la discipline. En parallèle, un nouveau débat émerge : la détection et la formation de futurs champions capables de représenter dignement leur pays à l’étranger.