Bien que souvent associée à la fabrication des identités nationales, l’éducation entre rapidement dans la sphère d’intérêt des organisations internationales intergouvernementales (OI) mises en place après la création de la Société des Nations (SDN) en 1919. Avec la culture, elle constitue même l’un des vecteurs de l’idéal internationaliste au fondement du nouvel ordre mondial d’après-guerre, activement promu par de nombreux réseaux de pédagogues et d’enseignants. Les enjeux éducatifs en contexte colonial, toutefois, se retrouvent à la marge des préoccupations de la « communauté globale » qui se structure à ce moment. Il faudra attendre la fin de la Seconde Guerre mondiale, et l’accélération du processus de décolonisation, pour assister à une action plus substantielle de la part des OI dans ce domaine.
Une chasse gardée des empires ?
Pendant la période de l’entre-deux-guerres, l’implication des OI dans les territoires sous domination coloniale est limitée, l’éducation restant du ressort des missionnaires et des administrations européennes. En dépit des visées universalistes d’organismes comme l’Institut international de coopération intellectuelle (1926) et le Bureau international d’éducation (1925), ce n’est qu’au sein de la Commission permanente des mandats – la structure chargée de superviser la gestion des anciennes possessions allemandes et ottomanes au Moyen-Orient, en Afrique et dans le Pacifique – que ce sujet est discuté. Le développement de l’instruction fait en effet partie de la « mission sacrée de civilisation » que les puissances mandataires s’engagent à poursuivre vis-à-vis des « peuples non encore capables de se diriger eux-mêmes dans les conditions particulièrement difficiles du monde moderne » (Pacte de la SDN, art. 22). Pour rendre compte des efforts accomplis dans ce domaine, des rapports sont régulièrement envoyés à Genève, puis discutés lors des deux rencontres annuelles de la Commission, initialement composée de neuf membres, dont les représentants des principales puissances mandataires (Royaume-Uni, Belgique, France et Japon). Si cette supervision indirecte permet de centraliser les informations, elle ne débouche pas sur des recommandations de nature normative. La Commission valide néanmoins l’orientation de la politique éducative « adaptationniste » mise en place par les administrations coloniales dès les années 1920, axée sur une instruction rudimentaire, adaptée au contexte local et focalisée sur l’enseignement technique.
Si le rôle de la SDN est donc très circonscrit, toute intervention sur le terrain étant proscrite, la question éducative coloniale est néanmoins discutée à l’échelle internationale. Ce sont notamment les réseaux philanthropiques, missionnaires et savants qui alimentent la circulation des idées et des modèles pédagogiques. Évaluée positivement par la Commission permanente des mandats, le principe de l’« éducation adaptée » est en effet popularisé par deux célèbres enquêtes de la fondation américaine Phelps-Stokes Fund publiées en 1922 et 1925. L’International Missionary Council met aussi les enjeux éducatifs à l’ordre du jour de nombreuses conférences, de même que les membres de l’Institut colonial international, qui en 1931 consacrent l’une de leurs séances à l’« enseignement aux indigènes ».
Décolonisation et développement
Après la Seconde Guerre mondiale, le rapport des OI à la question coloniale se reconfigure considérablement. Si certains historiens voient dans la mise en place de l’Organisation des Nations unies (ONU) en 1945 la longa manus des empires, d’autres chercheurs soulignent que les dispositifs de supervision des affaires coloniales mis en place à ce moment, comme le Conseil de tutelle et le comité des renseignements relatifs aux territoires non autonomes, ont pu servir d’espaces à la fois de contestation et de légitimation de la politique impériale. À New York et à Genève, le colonialisme est en effet mis en accusation, obligeant les empires à certifier leur engagement en faveur du « bien-être » et du « développement » des populations colonisées.
Dès 1948, l’Assemblée générale des Nations unies formule plusieurs recommandations qui appellent les puissances impériales à élargir l’offre éducative, dans les pays sous tutelle mais aussi dans l’ensemble des autres territoires non autonomes. De nombreux acteurs africains, en particulier les syndicats d’enseignement, adressent des pétitions à l’ONU, dans lesquelles ils revendiquent l’accès à la formation et l’amélioration des conditions éducatives. Les institutions spécialisées s’engagent aussi sur le terrain. Sous la direction de Julian Huxley, l’Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture (UNESCO) définit une nouvelle doctrine éducative destinée à répondre aux besoins des pays du Sud. Appelée « éducation de base », celle-ci vise à lutter contre l’analphabétisme, tout en embrassant des domaines comme la santé et l’agriculture. Son élaboration est le fruit d’une circulation de savoirs qui implique des dizaines d’experts aux profils variés, dont plusieurs avec une expérience coloniale, comme le Français Albert Charton. Les premiers projets-pilotes sont lancés en 1947 – en Haïti, en Chine et au Nyassaland –, avant que ce programme ne se généralise grâce aux ressources financières du Programme élargi d’assistance technique des Nations unies, créé en 1949.
Le déploiement des OI dans les pays du Sud, et dans les territoires non autonomes plus en particulier, ne se fait pas sans susciter des rivalités, notamment avec les services éducatifs des administrations coloniales européennes. Une coopération technique de nature exclusivement interimpériale se met d’ailleurs en place pour orienter, endiguer voire empêcher les initiatives des Nations unies. Ce n’est donc pas un hasard si, au cours de la première moitié des années 1950, l’UNESCO ne parvient à organiser en Afrique subsaharienne que quelques stages et séminaires de portée très limitée.
Du colonial au postcolonial
L’accélération du processus de décolonisation offre des marges de manœuvre inédites aux OI. De nombreux pays asiatiques nouvellement indépendants intègrent le système des Nations unies dès la fin des années 1940, alors que des colonies africaines comme la Côte-de-l’Or, la Sierra Leone et le Nigeria deviennent membres associés de l’UNESCO quelques années plus tard. La vague des indépendances du début des années 1960 marque ensuite un point d’inflexion majeur. Organisée par l’UNESCO et la Commission économique pour l’Afrique, une conférence réunissant les ministres de l’Éducation des pays africains se tient à Addis-Abeba en mai 1961. Précédée par une enquête sur les besoins éducatifs du continent, elle débouche sur l’élaboration d’un vaste programme d’expansion scolaire – le « plan d’Addis-Abeba » – devant accompagner le processus de construction nationale des pays indépendants ainsi que leur modernisation économique et sociale.
D’emblée, l’aide internationale est censée jouer un rôle central. L’UNESCO s’impose dès lors comme la principale plateforme de coordination des initiatives promues par un grand nombre d’acteurs nationaux, internationaux et privés. Sur le terrain, plusieurs projets sont entrepris, allant des activités de conseil à la mise en place de centres régionaux destinés à la production de nouveaux manuels scolaires et à la formation des maîtres. Les décennies suivantes seront caractérisées par d’intenses débats quant à l’apport du capital humain et de la planification éducative sur les performances économiques d’un pays, ainsi que par l’implication croissante d’autres acteurs internationaux, comme la Banque mondiale. Ce cadre multilatéral hérite de représentations et de schémas opérationnels issus de la période coloniale, qui imprègnent les pratiques des experts et le rapport avec les pays récipiendaires. Il cohabite aussi avec une coopération de nature bilatérale qui, comme le montre le cas de la France, permet de reformuler les relations avec les anciennes colonies et d’asseoir une influence économique et culturelle dans un contexte marqué par les rivalités de la guerre froide.