Dans les colonies européennes, l’enseignement est un outil de « civilisation » visant à remédier à l’infériorité raciale supposée des populations indigènes. Mais après la Seconde Guerre mondiale, les nations démocratiques occidentales s’orientent vers un enseignement de masse « égalitaire ». L’enseignement pour tous et la décolonisation font de l’école un point névralgique de la diversité et de la conflictualité ethnique et raciale comme du « multiculturalisme ». Ce discours top down sur un enseignement égalitaire pour tous a toujours été contesté au niveau local par des groupes de militants antiracistes, même si l’on en parle peu.
Colonialisme et hiérarchies raciales
De la fin du dix-neuvième siècle au début du vingtième, les politiques éducatives contribuent souvent à renforcer des hiérarchies raciales déjà anciennes entre colonies et métropole. C’est le cas notamment du Portugal pendant les années 1930, où sont mis en place des programmes scolaires destinés à encourager le soutien à l’empire au sein de la métropole. Ces textes codifient également le droit des citoyens portugais à bénéficier d’un enseignement de meilleure qualité que celui qui est dispensé aux indigènes africains. Dans l’Empire britannique, le système éducatif, moins homogène et plus souple, repose très largement sur les établissements religieux et privés. Avant la Première Guerre mondiale, le pouvoir s’accommode de la diversité de l’offre scolaire existante et privilégie les mesures technocratiques pour assurer son contrôle sur les colonies. En revanche, l’enseignement en métropole est mis au service du projet colonial et des hiérarchies raciales qui le sous-tendent. « L’Empire Day » offre un exemple éloquent de cette instrumentalisation. Créée dans les colonies « blanches » de peuplement (Nouvelle-Zélande, Australie, Canada) en 1901, cette Journée de l’Empire, largement célébrée jusqu’aux années 1940 au moins, vise à glorifier l’appartenance à la race blanche, anglo-saxonne et impériale. On y voit clairement les hiérarchies sur lesquelles se fonde l’enseignement à l’époque coloniale. Non seulement la formation de la jeunesse britannique est d’un niveau supérieur à celle des peuples colonisés, mais les écoles de la métropole mobilisent un imaginaire colonial qui valorise la race blanche et l’identité nationale.
Immigration et rencontres postcoloniales
Si la présence de personnes d’origine africaine et asiatique dans la population et la main-d’œuvre européenne remonte à plusieurs siècles, ce n’est que dans la seconde moitié du xxe siècle que le continent connaît des phénomènes migratoires de très grande ampleur : réfugiés à la suite de guerres et de transferts de population ; Gastarbeiter en Allemagne fédérale, venus de Turquie, d’Italie, de Grèce et de l’ex-Yougoslavie ; travailleurs antillais recrutés par un secteur public britannique en pleine expansion à compter de la fin des années 1940, ceux que l’on appelle la « Windrush Generation » ; populations des colonies et anciennes colonies françaises venues s’établir en métropole. À cette immigration de travail succède une politique de regroupement familial, ce qui entraîne la présence de minorités ethniques importantes dans la population scolaire européenne à partir des années 1960. Deux réponses éducatives sont proposées à ces nouveaux publics, l’assimilation ou le multiculturalisme. La première, choisie par la France, met l’accent sur la maîtrise de la langue du pays et l’assimilation de ses valeurs culturelles, sans tenir compte des spécificités et des différences liées à l’origine, qui sont au contraire mises en valeur par la seconde, comme c’est le cas au Royaume-Uni à partir des années 1980. Depuis les années 1990, c’est l’approche interculturelle qui est privilégiée à travers l’Union européenne, et tout particulièrement en Italie : le primat est alors donné au dialogue et à l’échange entre cultures. Mais ces recommandations officielles n’empêchent pas le vieux discours sur la « mission civilisatrice » de l’Europe de perdurer sous des formes nouvelles dans un contexte postcolonial. Le racisme au quotidien est toujours présent dans la salle de classe, la cour de récréation et les transports scolaires. D’autre part, toutes les minorités ethniques ne subissent pas la même forme de discrimination. Dans la région parisienne, on constate ainsi dans les années 1960 que les enfants de familles africaines sont confrontés à un racisme plus marqué que leurs condisciples d’origine antillaise. Au Royaume-Uni, on considère que les enfants du Sud-est asiatique ont un potentiel scolaire plus élevé que leurs condisciples antillais, notamment dans les matières scientifiques.
Que ce soit au Royaume-Uni pendant la guerre ou avec les forces d’occupation en Allemagne de l’ouest après le conflit, les liaisons entre femmes blanches et soldats afro-américains et les naissances de milliers d’enfants métis qui en résultent suscitent des réactions racistes. Avec l’arrivée de quelque 94000 enfants afro-allemands dans le système scolaire allemand au début des années 1950, des mesures timides sont prises pour rééduquer la population du pays en matière de relations interraciales.
Dans les années 1960 et 1970, en réponse à la marginalisation qu’elles subissent, les communautés afro-antillaises du Royaume-Uni mettent en place des « écoles supplémentaires » pour leurs enfants. On y enseigne l’histoire et la culture des populations noires et l’on y encourage l’estime de soi chez ces élèves confrontés au racisme de leurs pairs et de leurs enseignants blancs. Mais les initiatives venues de la société civile en matière d’éducation à l’antiracisme tardent à être reconnues par l’administration scolaire. On peut s’interroger sur la réalité de cette reconnaissance, tant le soutien financier qu’elles reçoivent est faible depuis les années 1980, et cela partout en Europe. Elles sont également négligées par les historiens, qui préfèrent s’intéresser à l’action des pouvoirs publics. Les enseignants noirs sont eux aussi confrontés à des préjugés raciaux. C’est le cas d’Aimée Jean-Baptiste, institutrice guadeloupéenne arrivée en métropole dans les années1950. Celle-ci fait face à des stéréotypes raciaux de la part des élèves, des parents et de l’administration, qui déclare « [avoir] eu beaucoup de patience [avec elle] parce que c’[est] une maitresse noire ».
Manuels et programmes scolaires
Dans la première moitié du xxe siècle, les représentations racistes des peuples d’Afrique et d’Asie sont monnaie courante dans les salles de classe européennes. Jusqu’aux années 1960, les manuels de géographie français relaient abondamment le projet colonial à travers des stéréotypes négatifs des populations arabes, africaines et asiatiques, sans qu’on puisse connaître l’impact réel d’un tel discours sur les élèves et les enseignants. Aux Pays-Bas, on parle de « racisme daltonien » pour décrire les comportements envers les minorités raciales dans le cadre scolaire depuis les années 1960. Il s’agit d’une stratégie textuelle et sémantique d’évitement ou de déni des questions raciales, alors que de nombreuses expériences de racisme au quotidien vécues par des élèves sont documentées.
C’est peut-être en raison de ces silences et de ces ambivalences sur le passé colonial de l’Europe et les questions raciales que l’enseignement de l’Holocauste est devenu le support principal de la lutte contre le racisme dans les programmes scolaires, une étude de cas qui permettrait, à travers l’antisémitisme, de sensibiliser les enfants et les jeunes à toutes les formes de racisme. L’histoire de l’Holocauste est ainsi largement enseignée dans toute l’Europe, mais les génocides des Roms et des Sinté ne sont pas évoqués dans les programmes de plusieurs pays, dont la Grèce, la Lettonie, la Roumanie, la Slovénie et la Finlande. Et il reste difficile de savoir à quel point les cours permettent de déconstruire les différents aspects du racisme et s’ils font le lien entre les injustices raciales d’aujourd’hui et le poids de l’histoire européenne.
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Même si les systèmes éducatifs européens s’efforcent désormais d’offrir à tout élève les mêmes chances de réussite scolaire quelle que soit son origine raciale, ils doivent surmonter des inégalités structurelles qui sont le produit de plusieurs décennies de racisme et de discrimination. Une « guerre culturelle » acharnée est venue envenimer la situation au xxie siècle. Alors que la gauche européenne réclame une « décolonisation » des programmes scolaires, la droite cherche à réhabiliter le passé impérial. C’est le cas de la France, où l’on cherche à inscrire dans une loi de 2005 l’obligation pour les programmes scolaires de reconnaître le rôle positif de la colonisation. Au Royaume-Uni, c’est le gouvernement conservateur qui, en 2010, appelle de ses vœux le retour à un enseignement de l’histoire fondé sur une « island story » plus patriotique. En 2020, c’est le premier ministre hongrois, Viktor Orbán, qui tente d’imposer des auteurs nationalistes et antisémites dans les programmes. Comme on peut le constater, le combat antiraciste reste d’une brûlante actualité pour les systèmes éducatifs européens, malgré des décennies de combats menés par les éducateurs et les militants comme par la société civile.
Je tiens à remercier Rebecca Rogers, Michael Geiss, Sonja Levsen, Émile Chabal et Peter Mandler, ainsi que tous les auteurs cités dans la bibliographie. Leurs conseils et leurs suggestions m’ont été précieux dans la rédaction de cet article.
Traduit de l’anglais par Emmanuel Roudaut