Fait religieux : une expression en débat
L’expression « fait religieux » s’est imposée dans la lignée du « fait social » d’Émile Durkheim et Marcel Mauss, fréquente chez les sociologues et les historiens depuis la fin des années 1980. Elle suscite cependant une double critique. Certains, tel le philosophe Henri Pena-Ruiz, craignent une essentialisation du religieux qui tendrait à renforcer les assignations des élèves. Or, Mauss rappelait en 1904 dans un article de L’Année sociologique qu’« il n’y a pas en fait une chose, une essence, appelée Religion ; il n’y a que des phénomènes religieux, plus ou moins agrégés en des systèmes qu’on appelle des religions et qui ont une existence historique définie, dans des groupes d’hommes et dans des temps déterminés ». Parler de faits religieux au pluriel permet de souligner la pluralité de ces manifestations ainsi que la nécessité d’une approche interdisciplinaire et contextualisée. L’autre critique, parfois plus proches des milieux religieux, redoute par cet aspect « factuel » une lecture réductrice. Il ne s’agit cependant pas de se contenter de statistiques mais bien de donner sens à l’examen des mythes, rites, phénomènes sociaux ou expressions symboliques et artistiques liés aux religions sans considérer qu’il y a là un domaine réservé ou tabou. La charte de la Laïcité à l’école de 2013 rappelle qu’aucun domaine n’est exclu du champ du savoir (art. 12). Ainsi le socle commun de connaissances (2015) pose que « pour se préparer à l’exercice futur de sa citoyenneté démocratique », l’élève mobilise « des connaissances sur [...] les éléments clés de l’histoire des idées, des faits religieux et des convictions […] ».
L’approche par les disciplines scolaires : atouts et limites
Le système scolaire français aborde les faits religieux principalement en histoire et en lettres, mais aussi en philosophie, langues et civilisations, histoire des arts ou encore en histoire des sciences, notamment à travers des projets transversaux. Inscrits dans ces approches disciplinaires, les faits religieux ne sont pas isolés mais mis en perspective comme objets de connaissance. Cependant, leur place est tributaire des évolutions des programmes. En Français, le choix des thèmes bibliques abordés en 6e s’est ainsi restreint aux récits de Création dans la réforme de 2016. Si ces questions peuvent être traitées dès le primaire et se retrouvent également au lycée, surtout dans la spécialité histoire et géopolitique, leur mention est plus explicite pour les années du collège. Quelques grands thèmes y sont présents de longue date : les Hébreux ou la naissance du monothéisme (Ill.1), puis les débuts du christianisme en 6e, les contacts avec le monde byzantin (Ill.2), la naissance de l’islam (Ill.3), la place de l’Église dans la société médiévale, et enfin l’humanisme et les guerres de religion en 5e. Quelques aspects ressurgissent après, notamment en lien avec l’étude de la laïcité, mais de manière ponctuelle. Toutefois, l’accent mis sur l’origine des monothéismes ne permet pas toujours de traiter de façon suivie leurs évolutions dans l’espace et dans le temps. Un risque existe de résumer le judaïsme aux persécutions qu’il a subies, comme de minorer la diversité de l’islam, ou de privilégier le catholicisme au sein du christianisme. Or, il faut justement éviter de cantonner les religions à un passé lointain, en les définissant dans des rites et pratiques qui évolueraient peu, avant de disparaitre quasiment après la Révolution française. Ceci n’aide guère à comprendre le présent et tend implicitement à renforcer une vision figée propice aux discours identitaires. Des initiatives pédagogiques transversales offrent la possibilité de faire jouer différents aspects des programmes. Associer l’approche historique à la littérature, et plus largement à l’éducation artistique et culturelle, permet d’aborder de manière concrète, à travers la diversité des œuvres, la pluralité interne à chaque tradition ainsi que leurs évolutions jusqu’au contemporain. Ouvrir cet enseignement à des disciplines peu présentes dans le monde scolaire telle l’anthropologie permettrait d’aborder d’autres aires culturelles et notamment les religions d’Asie brièvement évoquées dans d’anciens programmes d’histoire, en présentant les rites, pratiques et croyances dans une approche comparée des systèmes de représentation du monde. Des perspectives sont esquissées en ce sens par le biais de l’éducation morale et civique (EMC) depuis 2013 pour traiter de la pluralité des croyances et des convictions, mais aussi des distinctions entre laïcité, athéisme, agnosticisme dans leurs dimensions historiques et philosophiques.
Quel choix éducatif dans le contexte européen ?
L’approche des faits religieux au sein des différentes disciplines distingue la France dans le paysage scolaire européen où de nombreux pays ont un cours et des professeurs dédiés à ces questions. Il n’y a cependant pas un modèle unique et les choix peuvent même varier en Allemagne selon les Länder ou en Suisse selon les cantons. Plusieurs pays (Allemagne, Autriche, Belgique, Bulgarie, Chypre, Espagne, Grèce, Italie, Irlande, Lituanie, Malte, Pologne, Portugal, Roumanie, Slovaquie, République Tchèque) conservent une approche confessionnelle dont les contours sont divers et qui est le plus souvent facultative. Dans d’autres pays, notamment de culture protestante (Angleterre, Danemark, Estonie, Finlande, Islande, Norvège, Pays-Bas, Suède), un cours non confessionnel sur les religions est assuré. Les positions peuvent toutefois évoluer au fil des débats. Ainsi en Belgique, dans la communauté wallonne, il est projeté de rendre optionnel les cours de religion et/ou de morale, et de renforcer le cours d’éducation à la philosophie et à la citoyenneté mis en place en 2016.
En 2005, l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe adoptait une recommandation sur l’éducation encourageant « la connaissance des religions » au titre de l’histoire des civilisations, « tout à fait différente de la croyance en une religion en particulier et de sa pratique », en espérant que « comprendre l’histoire des conflits politiques justifiés au nom de la religion » permette de lutter « contre le fanatisme » (1720, art. 7-8, 4/10/2005). Alors qu’il s’agit de questions vives qui peuvent susciter des polémiques et des effets d’autocensure, l’enseignement des faits religieux a pu aussi être invoqué dans le contexte français afin de favoriser le « vivre ensemble ». Si le lien peut être discuté et n’a rien d’immédiat, introduire ces sujets dans l’espace de réflexion que constitue la classe ouvre à la complexité des phénomènes sociaux et brise les discours binaires des lectures religieuses fondamentalistes. Le progrès des connaissances et de l’esprit critique peut être en soi une contribution à la lutte contre les peurs, les préjugés et les stéréotypes. L’articulation entre savoir et compétence fait, in fine, de ce projet d’instruction un projet d’éducation.