Le poids de l’histoire
L’attention portée à la pluralité des modes de gouvernance de la religion par l’État est plutôt récente. On a longtemps considéré que le type des relations Église-État était surtout dépendant de la religion historiquement prédominante dans un pays. Cette affirmation ne résiste cependant pas à l’analyse. Dans les pays à majorité protestante, une Église particulière est souvent « établie » et a un statut particulier, reflet de l'importance historique et culturelle du protestantisme dans ces sociétés. Par exemple, l'Église anglicane est l’Église établie de l’Angleterre, dont le souverain est le chef de l'Église. On observe aussi au Danemark et en Norvège, où les Églises luthériennes nationales sont établies et financées par l'État, cette relation étroite entre l'État et l'Église. Le Danemark revendique pourtant d’être un pays laïque, affirmant un pragmatisme politique qui implique que toute décision législative ou administrative doit être prise sans tenir compte de la religion. En Suède, l’Église luthérienne (Svenska kirkan) a longtemps eu le statut d’Église d’État, mais la séparation de l’Église et de l’État s’est faite à la fin du 20e siècle : le pays a mis fin à ce statut en 1998, même si certaines activités de l’Eglise de Suède demeurent encore étroitement liées à l’État. Dans les autres pays de culture protestante, ce statut d’Église établie est également en débat depuis la fin du xxe siècle. En Estonie qui a été majoritairement protestante, l'État et les religions sont fortement séparés.
De par son histoire, l'Église orthodoxe bénéficie souvent d’un statut privilégié dans les pays à majorité orthodoxe. En Grèce, l’État paie les salaires de prêtres et la Constitution grecque reconnaît l'orthodoxie comme la religion prédominante. En Russie, l’Église orthodoxe russe est fortement soutenue par le gouvernement. En Roumanie néanmoins, l’État traite de manière égale les 18 cultes reconnus qui sont financièrement soutenus et ont la possibilité d’organiser un enseignement religieux. La Bulgarie, de son côté, bien qu’elle déclare que le christianisme orthodoxe oriental est la religion traditionnelle, affirme la séparation de l’État et des institutions religieuses.
Les pays historiquement à majorité catholique montrent aussi une certaine diversité. À Malte, le catholicisme reste la religion d’État. Plusieurs autres pays ont passé des accords avec le Vatican : l'Italie maintient une relation de coopération avec l'Église catholique, régie par les accords de Latran de 1929 et le concordat de 1984 qui reconnaissent l'importance de l'Église tout en garantissant la liberté religieuse. La Croatie a également passé des accords avec le Saint-Siège, règlementant le statut de l’Église catholique dans le pays. Depuis 1978, l’Espagne n’a plus de religion officielle : sa constitution s’appuie sur les principes de l’aconfessionalité de l’État, de la liberté religieuse et de l’égalité des citoyens. Il existe cependant des possibilités de coopération entre l’État et les groupes religieux. La Pologne a renforcé les liens entre l'État et l'Église catholique après la chute du communisme, et l'Église y joue un rôle important dans la vie publique et politique. En République tchèque, malgré une majorité catholique historique, se maintient une séparation stricte entre l'État et les religions. Enfin, en France, une laïcité stricte a été instaurée après la Révolution française, en réaction à l'influence de l'Église catholique sur l'État. Ce régime a été fixé par la loi de 1905 sur la séparation des Églises et de l'État. Les pays de tradition multiconfessionnelle, quant à eux, sont caractérisés par une collaboration de l’État et des religions : l’Allemagne a un système de reconnaissance officielle des Églises et entretient une relation de coopération avec ces cultes reconnus qui peuvent bénéficier d’avantages spécifiques. Les Pays-Bas maintiennent une séparation souple entre l'État et les religions qui permet la coopération, notamment dans les domaines de l'éducation et de l’aide sociale.
Une variété de configurations nationales
Même si les religions ont pendant très longtemps été, et sont encore dans certains pays, un élément très important de définition d’une identité nationale, la situation présente ne permet pas d’affirmer une relation claire entre religion dominante et type de relation État-religions. Certes, la religion majoritaire a pu jouer un rôle dans l’établissement des relations entre l'État et les religions. Cependant, les histoires nationales pèsent fortement sur cette organisation, et dans des pays à majorité similaire, les réalités restent le plus souvent variées. En effet, des changements intervenus dans ces relations État-religions au cours des dernières décennies du xxe siècle ont au contraire accru les différences entre pays ayant eu la même religion majoritaire – voir par exemple les évolutions mentionnées plus haut pour la Suède, l’Espagne ou encore l’Italie.
Il existe donc de nos jours une grande diversité des relations État-religions - sans doute d’autant plus grande qu’il peut se trouver un certain décalage entre le cadre juridique et la réalité.
Actuellement, ces relations se répartissent entre deux pôles. À l’une des extrémités, on trouve une séparation stricte entre État et religions : l'État est totalement neutre vis-à-vis des religions, n’en favorise aucune et interdit toute manifestation religieuse dans les institutions publiques. Ce sont des expressions différentes du principe de laïcité que l’on trouve, avec des combinaisons variables, en Estonie, France, Irlande, Suède et aux Pays-Bas.
À l’opposé de cette gestion laïque, on trouve les situations dans lesquelles l’Etat donne à une religion un statut particulier et privilégié, celui de religion d’État. C’est le cas de Chypre, du Danemark, de la Finlande, de la Grèce, de Malte et du Royaume-Uni.
Entre ces deux extrêmes, on rencontre différentes modalités de reconnaissance officielle des groupes religieux. Cette reconnaissance peut être identique pour tous les groupes ou accorder un statut différent à certains en fonction de leur importance numérique ou historique. L’Allemagne, l’Autriche, la Belgique, l’Espagne, l’Estonie, la Hongrie, l’Italie, la Lettonie, la Lituanie, le Luxembourg, la Pologne, le Portugal, la République tchèque, la Slovaquie et la Slovénie illustrent ces divers régimes de reconnaissance.
Évolutions récentes et perspectives d’avenir
Les relations État-religions ont toujours évolué, notamment parce qu’elles dépendent des relations de pouvoir entre ces deux entités. Or, les rapports entre les structures étatiques et les institutions religieuses se sont beaucoup modifiés au cours du siècle passé. Deux évolutions sociales du siècle en cours renforcent ce mouvement. Il s’agit d’abord de la diminution du nombre des fidèles. Même s’il existe des disparités importantes entre Ouest et Est de l’Europe, la sécularisation y demeure un mouvement sensible. Cette dynamique est accompagnée par une pluralisation religieuse grandissante due aussi bien aux mouvements migratoires qu’aux changements religieux au niveau individuel.
Une tendance générale est cependant repérable en Europe qui va dans le sens d’une relation moins intense entre État et religions. Dans plusieurs pays, le statut de religion officielle, religion nationale ou religion d’État a désormais disparu. La plupart des pays européens garantissent la liberté religieuse et interdisent la discrimination basée sur la religion. Le statut privilégié qui était celui de la religion majoritaire tend à disparaître au profit d’un traitement plus égalitaire des différents groupes. Enfin, les pays dans lesquels il existe une reconnaissance de certains groupes religieux, ou dans lesquels les groupes religieux peuvent passer contrat avec l’Etat (l’Italie par exemple), voient augmenter le nombre de groupes reconnus ou contractualisés. La prise en compte par l’Etat de toutes les options d’adhésion religieuse, qu’il s’agisse de la religion majoritaire, de religions minoritaires, ou d’absence de religion, est officiellement la règle en Europe.
Cette évolution des appartenances religieuses, sensible dans tous les pays, suscite cependant partout un changement des rapports de force non seulement entre groupes religieux, mais aussi entre religieux et non-religieux. Des conflits émergent, principalement pour obtenir des ressources financières et organisationnelles ou pour négocier les droits que les groupes religieux peuvent obtenir de l’Etat. Le changement dans les rapports de pouvoir entre groupes, et entre l’Etat et les groupes, amène à une modification des statuts (perte de privilèges pour certains, gain de privilèges pour d’autres). Les religions minoritaires, fréquemment l’islam mais également les groupes religieux socialement controversés, sont soit l’occasion soit le révélateur de ces changements politiques et sociaux. Cela amènera sûrement à l’avenir encore des changements dans les rapports Etat-religions, et sans doute des compréhensions modifiées de la laïcité et de sa mise en œuvre.