L’affirmation d’une « masculinité hégémonique » : le pouvoir des clercs sur les laïcs
La période xe-xiiie siècles est marquée par le triomphe des clercs sur les laïcs, surtout à partir de la réforme dite grégorienne, qui sonne la victoire du célibataire sur l’homme marié dans la lutte pour le pouvoir. À l’intérieur du groupe des hommes, la pratique ou non de la sexualité crée une hiérarchie marquée en défaveur des laïcs. Mais, si l’on considère qu’être un homme au Moyen Âge c’est féconder une femme, protéger ses dépendants et jouer un rôle nourricier pour sa famille, les clercs sont-ils vraiment des hommes ? Certains historiens ont pu parler d’un clerical’sex ou d’un troisième genre (J. Murray).À partir de la fin du xie siècle, se profile donc une sorte de crise de l’identité masculine, une « question de l’homme » (Herrenfrage), conséquence de la contradiction entre l’appartenance à une masculinité supérieure et l’interdiction de se servir de l’attribut physique le plus évident de la masculinité (Jo Ann McNamara). La tonsure sur le haut du crâne (la corona) et, au moins pour les clercs séculiers, l’obligation de rester glabre, sont les marqueurs corporels de cette masculinité supérieure. La pilosité au cours du Moyen Âge central n’est donc pas du tout un attribut « viril ». La masculinité cléricale se manifeste par la chasteté et la capacité à résister aux pulsions sexuelles, à dompter son corps. Selon Geoffroy de Vendôme, Robert d'Arbrissel aurait inventé un supplice d'un genre nouveau : passer une nuit avec des femmes, partageant leur couche pour éprouver sa chasteté.
Il faut cependant nuancer cette différence radicale qui tient davantage au discours qu’à une réalité car clercs et laïcs partagent de nombreuses normes de comportement masculin. Certains clercs bafouent leurs vœux de célibat, fréquentant des prostituées, ayant des concubines et engendrant des enfants, n’acceptant donc pas vraiment de renoncer à l'activité sexuelle. Un discours existe qui considère que le mariage des clercs est moins grave que la fornication, l'inceste ou la sodomie (D. Thibodeaux). Par ailleurs, des hommes laïques peuvent ne pas se marier. Dans le sillage des mouvements queer et transgenre, un regard nouveau est porté aujourd’hui sur le non-sexual man en dehors du monde clérical et religieux. Des hommes laïques mariés, l’ayant été ou allant l’être ont pu également, durant leur maturité ou à la fin de leur vie, être attirés par le célibat, la virginité ou la chasteté, vertus qui ne sont pas réservées aux vierges et aux veuves (P. H. Cullum). Il convient donc de désexualiser la masculinité.
L’exclusion des femmes du sacerdoce : le pouvoir des clercs sur les femmes
L’exclusion des femmes du sacerdoce ne reposant sur aucun fondement scripturaire, la hiérarchie ecclésiastique la justifie en partie par le choix du Christ de s’entourer de douze apôtres hommes. Quelques sources littéraires et épigraphiques du début du christianisme attestent que des femmes, même si elles étaient très minoritaires, ont exercé un magistère. Mais, à partir du « moment carolingien » et surtout de la réforme dite grégorienne, est affirmée l’impossibilité pour les femmes d’appartenir au clergé séculier. Le Décret de Gratien (vers 1140), systématisant et renforçant la législation antérieure, multiplie les prohibitions faites aux femmes de prêcher, de conférer le baptême et d’entrer en contact avec les objets sacrés. Les Décrétales du pape Grégoire IX (1234) complètent le Décret en interdisant aux femmes de servir la messe, de lire l'Évangile en public et de confesser.
Au début du xiiie siècle, dans la Somme sur l'art de prêcher, Thomas de Chobham écrit : « Ni le laïc, ni la femme ne peuvent prêcher publiquement, c'est-à-dire dans une église ». En 1245, le décrétaliste Bernard de Parme, affirme : « En règle générale, il est interdit aux femmes d’exercer un ministère d’hommes ». Les théologiens et canonistes associent volontairement la prise de parole des laïcs à celle des femmes car, si la condamnation de la parole féminine en public possède un fondement scripturaire (saint Paul écrit : « Que les femmes se taisent dans les Assemblées »), l’Écriture n'a jamais interdit la diffusion de la Parole de Dieu par les simples fidèles. Cette association vise à jeter le discrédit sur la parole des laïcs. La condamnation fonctionne par un jeu de superposition du genre laïc/clerc sur le genre homme/femme. D'un côté, un groupe d'individus dévalorisés par l'inclusion des femmes, de l'autre un groupe asexué dont la spiritualité légitime le rôle de vecteur exclusif de la parole de Dieu. Le discours clérical opère alors de plus en plus une différence entre exhortatio et praedicatio : les laïcs (hommes et femmes) peuvent exhorter c’est-à-dire appeler à respecter Dieu, à prier, mais uniquement dans la sphère du privé (dans le cadre familial ou monastique). Seuls les clercs sont autorisés à prêcher. Vers 1190, commentant l'interdiction pour les femmes de prêcher, le canoniste italien Huguccio précise que « s'il s'agit d'une abbesse, elle peut dans le secret du cloître, ou du chapitre, ou du chœur, enseigner (docere) ses moniales et les converses, et aussi les convers, et leur prêcher (predicare) », ajoutant « autrement, c'est interdit aux femmes... ».
La naissance de la légende de la papesse Jeanne (Fig. 2) est très emblématique de ce moment d’exclusion définitive des femmes du sacerdoce. Vers la fin du xie siècle apparaît un récit qui rapporte qu'une femme ayant vécu au milieu du ixe siècle s’est travestie en homme, a voyagé à Rome et à Athènes, a mené des études brillantes, est devenue cardinal puis pape pendant sept mois et trois jours. Elle donne naissance à un enfant puis meurt au cours d’une procession. Cette croyance prend de l’ampleur à partir de la fin du xiiie siècle. Le moment où naît cette légende est très révélateur du tournant grégorien car « c'est au moment où l'on impose le célibat aux prêtres que l'on croit à la nécessité de vérifier la virilité du plus éminent d'entre eux » (Alain Boureau).
La future mère de saint Thierry († 1086), abbé réformateur de la communauté religieuse de Saint-Hubert dans les Ardennes, a fait un bien curieux songe : elle se voit « dans une église revêtue d'habits sacerdotaux (sacerdotalibus indutam vestimentis), entourée d'hommes lui concédant avec obligeance une fonction d'officiante ; alors qu'elle ignorait complètement les lettres (litteras), elle se vit chanter la messe d'un bout à l'autre, scrupuleusement, et célébrer ce mystère sans hésitation, comme si elle avait depuis toujours rempli cette tâche ». Mais « Après ce doux songe, elle s'éveilla doucement. Alors, terrifiée, elle commença à s'inquiéter et à se tourmenter en elle-même à cause de la vision. Se souvenant de son sexe et de sa condition, elle craignit que ce qu'elle avait vu n'annonçât un grand malheur pour elle ou pour sa maison : elle savait, en effet, que le mystère [de la messe] n'avait jamais été accompli par aucune femme ». Son rêve la terrifie même car elle a conscience d’avoir, malgré elle, commis une effraction, franchi la barrière dressée par l’Église entre les prêtres (exclusivement des hommes) et les laïcs (femmes et hommes).
Le contrôle de la sexualité des laïcs : le pouvoir des clercs sur les hommes et les femmes
Puisque la fonction première du mariage est la procréation, l’acte charnel entre les époux est une nécessité. Il est présenté par l'Église comme « une dette conjugale » (debitum conjugale) que les conjoints se doivent mutuellement. C'est pourquoi les hommes impuissants n'ont pas le droit de se marier car, comme l'affirme Thomas d'Aquin, « ils ne pourront rendre la dette (debitum) qu'ils doivent au conjoint, à cause du contrat de mariage ». Mais cet acte nécessaire ne peut pas se faire n’importe comment. Au début du xiiie siècle, Thomas de Chobham, dans son manuel de confesseurs, la Summa Confessorum, distingue trois types de coït conjugal : celui qui est « licite », lorsque les conjoints ont des rapports charnels voués à la procréation en respectant les interdits du calendrier, celui qui est « fragile », accompli sans contrôler ses pulsions et celui qui est « impétueux » lorsque les époux s’unissent par recherche du plaisir ou de manière contre-nature, ou encore à des moments non autorisés par le calendrier ou pendant la grossesse, les règles ou les relevailles. Pour blâmer la trop grande passion qu'un mari pourrait manifester à l'égard de son épouse, les clercs s'appuient sur Jérôme qui qualifie d’« adultère », le mari qui étreint sa femme avec trop de fougue : « Rien n'est plus infâme, écrit-il, que d'aimer une épouse comme une maîtresse » (Fig. 3). Au milieu du xiie siècle, Gratien condamne : « Ceux qui s'accouplent non pour engendrer des enfants mais pour satisfaire leurs désirs ; ils apparaissent davantage comme des fornicateurs que comme des époux ». Dans ce contexte, on comprend pourquoi la masturbation, la fellation ou la sodomie sont condamnées sévèrement, jugées comme des « crimes contre nature ». L'homme ne doit pas commettre le « crime d’Onan », c'est-à-dire suivre l'exemple de ce personnage de la Bible tué par Dieu pour avoir répandu son sperme sur le sol afin d'éviter de copuler avec la femme de son frère (Genèse, 38, 6-10).
L’adjectif « sodomite » est d’origine scripturaire : Sodomita désigne le nom de celui qui habite la ville de Sodome punie par Dieu pour s’être rendue « orgueilleuse », « blasphématrice » et « arrogante » à son égard et, dès les commentaires des ive et ve siècles, pour s’être livrée à la débauche et aux plaisirs sexuels. Le substantif « sodomie », quant à lui, émerge à l’époque carolingienne et acquiert ses lettres de noblesse au milieu du xie siècle, sous la plume de Pierre Damien dans son Liber Gomorrhianus lettre-traité adressée vers 1051 au pape Léon IX, premier pontife grégorien qui va initier le mouvement de la réforme au centre de laquelle se trouve le mariage-sacrement hétérosexuel (Fig. 1). Cet opuscule dénonce, de manière très violente, les clercs qui ont des rapports sexuels entre eux.
L’Église définit également des moments du calendrier chrétien auxquels l’acte charnel est interdit. S'appuyant sur Ecclesiaste (3, 5), elle rappelle « Il est un temps pour chaque chose {…} un temps pour aimer et un temps pour haïr {…} un temps pour embrasser et un temps pour fuir les embrassements ». Elle demande que l'homme et la femme s'abstiennent de relations sexuelles au cours des principaux temps de la liturgie : les dimanche, mercredi et vendredi, pendant les deux grandes périodes de jeûne de 40 jours précédant Pâques (le Carême) et Noël (l'Avent) et durant de nombreuses fêtes de saint. Le couple ne doit pas non plus commettre l'acte charnel lorsque la femme a ses menstrues, lorsqu'elle est enceinte et dans les quarante jours suivant l'accouchement, avant la cérémonie des relevailles, voire pendant l'allaitement pour éviter que le lait ne soit corrompu. Il est impossible de savoir si les couples des xe-xiiie siècles ont respecté ces prescriptions ecclésiastiques. Selon Jean-Louis Flandrin, qui s’est livré à de savants calculs, si les hommes et les femmes du Moyen Âge avaient observé scrupuleusement ces interdits, leurs rapports sexuels auraient concerné 1,8 à 3,7 jours par mois.
La position du missionnaire : le pouvoir des clercs et des hommes sur les femmes
L’Église tente aussi de faire admettre qu'une seule position est acceptable dans l'acte de chair, celle du missionnaire : la femme étendue sur le dos et l'homme la surmontant. Le coït vaginal où l'homme pénètre son épouse par derrière (retro ou more canino) est inacceptable car il rabaisse l'homme au rang d'animal et insulte le Créateur. La posture « femme sur homme (mulier super virum) » est prohibée non seulement parce qu’elle est perçue comme un procédé cherchant à éviter ou à limiter la procréation (on est persuadé qu’ainsi la femme a moins de risque d’être fécondée) mais aussi parce qu’elle place la première dans une position active et dominatrice à l’égard de son conjoint et renverse l’ordre et la hiérarchie « naturelle » entre les sexes voulue par Dieu. Les textes canoniques comme les ouvrages médicaux assurent aux chrétiens que s'ils adoptent ces postures, ou s'ils copulent en dehors des temps prescrits par l'Église, ils donneront naissance à des enfants contrefaits, lépreux, infirmes ou monstrueux.
L’imposition de la position du missionnaire révèle et crée la supériorité masculine. Elle fait des hommes et des femmes des acteurs radicalement différents dans l’acte sexuel. Ce dernier, au Moyen Âge, peut être vu comme « quelque chose que quelqu’un fait à quelqu’un d’autre » (Ruth Mazo Karras). Pour désigner le coït en effet, les locuteurs médiévaux utilisent plus volontiers des verbes transitifs : « foutre » une personne ou, en anglais, « swiven » ou, en latin, concubere. Il existe dans tout coït médiéval un sujet agissant et un sujet passif. L’acte sexuel ne revêt donc pas la même signification pour l’un et pour l’autre. Il n’est pas pensé en termes de réciprocité. Les deux partenaires n’accomplissent pas le même acte. La position du missionnaire exprime, au sein de la société des xe-xiiie siècles, sous le contrôle de l’Église, la domination de l’homme sur la femme.