Histoire de la paternité aux xixe et xxe siècles

Du pater familias tout-puissant aux « nouveaux pères » impliqués, présents auprès de leurs enfants : voilà la transformation majeure de la paternité en Europe aux xixe et xxe siècles. Au nom de l’intérêt de l’enfant, l’État commence à concurrencer les pères et à affaiblir leur position. La séparation du lieu de domicile et de travail sous l’effet de l’industrialisation et l’apparition d’une vision romantique de la maternité contribuent à éloigner les pères de la sphère familiale. Il faut attendre les années 1960 et 1970 pour qu’un nouveau type de père s’affirme, dans un contexte marqué par le mouvement féministe et le déclin du modèle « militaro-viril ». La paternité est réexaminée sous le signe de l’égalité, comme l’atteste le remplacement de l’autorité paternelle par l’autorité parentale ou l’introduction du congé de paternité. Finalement, des phénomènes comme la paternité gay et la monoparentalité masculine montrent que la pluralisation des formes familiales touche également les pères.

Frederick W. W. Howell, « Þórður Guðjohnsen with his children », Húsavík (Islande), vers 1900.
Photographie issue de la série « Fathers and Children » de B. Krishtul, 1969, RIA Novosti archive, image #684534. Source : Wikimedia Commons
Sommaire

De la Révolution française aux années 1960, l’histoire des pères est placée sous le signe de la complémentarité des sexes, fondée sur une séparation genrée des dimensions publique et privée et des responsabilités vis-à-vis de la production et reproduction. Depuis les années 1960, la contestation du pater familias se caractérise par une aspiration à l’égalité des sexes.

La contestation du pater familias

L’adoption du Code civil napoléonien dans plusieurs pays d’Europe à partir de 1804 rétablit la toute-puissance du pater familias, mais son autorité et, avec elle, les symboliques royales et religieuses, sont progressivement remises en question au xixe siècle. L’État intervient de plus en plus dans la sphère familiale, notamment depuis que le mariage est devenu un acte civil : en France à partir de la Révolution française, dans l’Empire allemand en 1875 et en Russie en 1917. Au xixe siècle, l’enfant est l’objet d’une attention croissante, ce qui entraîne le vote d’importantes lois sur la protection de l’enfance dont certaines visent explicitement les pères « indignes », comme la loi française du 24 juillet 1889 sur la déchéance de la puissance paternelle ou les directives relatives à l’autorité parentale inscrites dans le code civil allemand [Bürgerliches Gesetzbuch] de 1896. L’intérêt de l’enfant prime également sur celui du père en mettant sur un pied d’égalité les enfants légitimes et les enfants naturel.le.s : en Norvège, avec les lois « Castberg » (1915), en Union soviétique en 1918 et en France bien plus tardivement avec la loi de 1972. Cette concurrence de l’État faite aux pères se manifeste également dans la scolarisation qui, devenant universelle et obligatoire au cours du xixe siècle, réduit considérablement l’influence paternelle sur ses enfants en termes de transmission de savoir-faire et de choix d’orientation. Les transformations économiques (l’industrialisation et, avec elle, la diminution de petites entreprises familiales et l’éloignement du lieu de travail du domicile) et les changements culturels (la littérature et la peinture romantiques avec leur exaltation de l’amour maternel, fondé sur une idéalisation de la « nature » féminine, mais aussi l’idéal bourgeois d’une vie de famille, antithèse de la sphère publique) renforcent cet affaiblissement du père et son éloignement de la famille.

Cependant, ces transformations de la paternité renvoient surtout à un idéal partagé par les classes moyennes en Europe. Cette représentation de relations familiales ne correspond que partiellement aux expériences des classes ouvrières, où les femmes et mères ont, au xixsiècle, une activité extra-domestique et participent au revenu familial. Les dynamiques au sein des familles paysannes restent également peu connues, alors que plusieurs facteurs permettent d’imaginer des relations père-enfants bien différentes de celles des classes moyennes en raison de la cohabitation de trois ou quatre générations, réalité paysanne observée jusqu’au xxe siècle. En 1970, dans la République fédérale d’Allemagne, plus de 40 % des foyers agricoles comprennent trois générations, alors même que cette cohabitation n’existe plus dans les villes allemandes.

Vers l’égalité entre parents ?

Après deux guerres mondiales, l’expérience des régimes autoritaires et celle des violences de masse, la figure du père devient un symbole des transitions démocratiques. En effet, la remise en question de l’autorité paternelle et les idées d’une paternité « douce » font partie intégrante des tentatives de démocratiser les sociétés européennes : d’abord en Allemagne après 1945, puis dans les mouvements de jeunesse des années 1960. Dans la loi, l’autorité paternelle est remplacée par l’autorité parentale (en 1970, en France, mais déjà en 1949, en Tchécoslovaquie, ou en 1950, en Allemagne de l’Est). Parfois le mot « autorité » est même supprimé et, comme en Allemagne de l’Ouest en 1980, remplacé par la notion de « soin parental ».

À partir des années 1960 et 1970 en Europe, la deuxième vague du féminisme revendique l’égalité des sexes au sein de la famille. Des mesures concrètes sont adoptées pour partager les tâches domestiques : le congé de paternité est d’abord introduit en Suède (1974) et dans les autres pays nordiques, puis suit une diversification de modèles : entre droit au congé de paternité (en France et Belgique, depuis 2002), quotas de congés parentaux réservés aux pères (la Norvège est le premier pays, en 1993) ou système de « bonus » d’un ou plusieurs mois de congé bien rémunéré si les deux partenaires partagent le congé parental (Allemagne, 2007 ou Portugal, 2009). À partir des années 1970, les pères entrent aussi plus facilement dans les salles d’accouchement. De nouveaux manuels de puériculture incitent les pères à prendre part aux soins apportés aux nouveau-né.e.s avec l’objectif de créer, dès la naissance, un lien fort avec l’enfant. Ce changement est aussi encouragé dans sa dimension corporelle, comme c’est le cas par exemple du peau-à-peau de pères, introduit progressivement dans des maternités, notamment depuis le début du xxie siècle.

Ce nouvel ordre familial (certain.e.s parlent même d’une révolution anthropologique) remet en cause la naturalisation des rôles genrés et prône davantage d’égalité entre les membres de la famille. Il doit, cependant, affronter des résistances multiples : l’inertie de la division inégalitaire des tâches domestiques entre hommes et femmes ; la réaffirmation d’un lien « naturellement » privilégié entre mère et enfant ; l’idée d’un retour à une autorité paternelle forte, fondée sur l’activité professionnelle et le statut de l’homme dans la sphère publique. En effet, l’on observe souvent la crainte pour les pères qui s’occupent de leurs enfants de la perte d’une prétendue virilité. D’où la perception d’échec de la part de certains pères qui ont fait le choix de s’occuper des enfants parce que leur situation professionnelle est plus précaire que celle de leur partenaire (notamment en cas de chômage).

Ces résistances sont d’autant plus virulentes quand il s’agit de phénomènes liés à la dissociation du mariage et de la parentalité – une évolution que l’on observe notamment depuis les années 1970, entraînant une pluralisation des formes familiales. La « monoparentalité » masculine, par exemple, est en progression depuis plusieurs décennies et se situe autour de 15 % de toutes les familles monoparentales, dans les pays de l’Union européenne. En Allemagne de l’Ouest, leur nombre a augmenté de 65 000, en 1961, à 150 000, en 2004. L’homoparentalité devient également un enjeu politique et médiatique à partir des années 1980. Question toujours fortement actuelle et sensible, avant tout s’il s’agit de l’adoption (en 2018, l’adoption par un couple homosexuel est légale dans dix-sept pays européens) quelques rares études historiques nous rappellent néanmoins que ces phénomènes ne sont pas neufs. En effet, se retrouver seul avec ses enfants est une expérience connue par de nombreux pères, veufs notamment aux xviiie et xixe siècles. Les parcours de quelques auteurs célèbres témoignent de l’expérience de pères homosexuels, comme André Gide (1869-1951), devenu père en 1923, ou Oscar Wilde (1854-1900), dont le fils cadet publie ses mémoires Son of Oscar Wilde, en 1954.

L’évolution de la paternité depuis le xixe siècle souligne combien celle-ci s’inscrit dans un large mouvement de redéfinition des rôles de genre. L’accès des femmes à l’éducation et au travail extra-domestique, les revendications féministes pour une égalité entre homme et femme ainsi que la nouvelle attention et protection que reçoit l’enfance accompagnent ces changements quant à la répartition des rôles maternel et paternel au sein du couple ou de la famille.

Citer cet article

Peter Hallama , « Histoire de la paternité aux xixe et xxe siècles », Encyclopédie d'histoire numérique de l'Europe [en ligne], ISSN 2677-6588, mis en ligne le 22/06/20 , consulté le 29/03/2024. Permalien : https://ehne.fr/fr/node/12353

Bibliographie

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Broughton, Trev Lynn, Rogers, Helen, Gender and Fatherhood in the Nineteenth Century, Basingstoke/New York, Palgrave Macmillan, 2007.

Vidéos INA

Extrait d'un reportage consacré au modèle social suédois, basé notamment sur l'égalité des individus, quels que soient leur âge, leur origine et leur sexe. France 2. 2010.

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