Les enquêtes sur la sexualité se développent en Europe au début du xxe siècle, au moment où la sexologie, entendue comme l’étude scientifique de la sexualité humaine, se constitue en tant que discipline, notamment suite aux travaux novateurs de Paolo Mantegazza (1831-1910), auteur de la Physiologie du plaisir (1854). Elles se fondent dans un premier temps sur la constitution de corpus issus d’observations réalisées par des ethnologues, folkloristes, médecins et psychiatres. Durant cette phase, elles visent à montrer les spécificités et la plasticité de la sexualité humaine tout en cherchant à circonscrire ce qui relève du normal et du pathologique. Médecins et scientifiques accordent une attention toute particulière aux déviations sexuelles, qu’il s’agisse du psychiatre Richard von Krafft-Ebing (1840-1902) en Allemagne, du criminologue Cesare Lombroso (1835-1909) en Italie, ou encore d’Henry Havelock Ellis (1859-1939) en Grande-Bretagne.
Les premières enquêtes de nature quantitative, fondées sur l’usage du questionnaire, se développent d’abord aux États-Unis, à l’initiative d’une étudiante en physiologie, Clelia Mosher (1863-1940) dont l’étude sur la physiologie et l’hygiène du mariage entamée en 1892 n’a toutefois jamais été publiée. C’est à Berlin, en 1903, que Magnus Hirschfeld (1868-1935) réalise la première enquête sur la sexualité masculine à partir d’un questionnaire envoyé à 3 000 étudiants puis, l’année suivante, à 5 000 ouvriers métallurgistes : 1,15 % des ouvriers et 1,5 % des étudiants se déclarent homosexuels ; 3,19 % des ouvriers et 4,5 % des étudiants bisexuels. Ces premiers résultats ne rencontrent que peu d’écho. Toutefois, ils participent d’un projet de plus grande envergure : faire abroger l’article 175 du Code pénal allemand qui réprime l’homosexualité masculine. En 1908, Hirschfeld réalise avec les psychiatres Iwan Bloch (1872-1922) et Karl Abraham (1877-1925) une troisième enquête sur la vie sexuelle de plus de 10 000 hommes et femmes. Les questionnaires sont détruits en 1933 lors du saccage de l’Institut de sexologie de Berlin par les nazis.
Durant l’entre-deux-guerres, Richard Linsert (1899-1933), collaborateur d’Hirschfeld, lance une enquête sur la prostitution masculine en Allemagne alliant observations et recueil de données quantitatives au moyen d’un questionnaire. Les résultats présentent cent biographies de prostitués parmi les trois cents recueillies. Novatrice par sa méthode, l’enquête de Linsert rompt avec l’idée que les prostitués hommes seraient tous homosexuels : 35 % se considèrent comme homosexuels, 26 % bisexuels et 32 % comme hétérosexuels.
Après la Seconde Guerre mondiale, c’est suite à l’enquête menée par Alfred Kinsey (1894-1956) aux États-Unis, que les Européens commencent à s’intéresser aux pratiques sexuelles dans toute leur diversité. La publication de Sexual Behavior in the Human Male (1948) et de Sexual Behavior in the Human Female (1953) révèle en effet que la masturbation est une pratique courante et qu’il existe un continuum des pratiques qu’il classifie de 0 à 5 entre hétérosexualité exclusive et homosexualité exclusive. Enfin, Kinsey montre que la sexualité humaine s’est émancipée de la reproduction pour satisfaire aux plaisirs érotiques. Bien que réalisée auprès de 5 000 hommes et 8 000 femmes, son enquête est fortement critiquée par les milieux conservateurs de part et d’autre de l’Atlantique, en raison de choix méthodologiques mais aussi d’une approche perçue comme trop complaisante à l’égard de la diversité des pratiques et orientations sexuelles.
Il faut attendre 1967 pour qu’une première enquête, semblable à celle de Kinsey, soit menée en Europe. C’est en Suède qu’elle est conduite auprès d’une population de 2 266 personnes. En 1970, en France, le docteur Pierre Simon (1925-2008), un des fondateurs du planning familial, mène une enquête fortement inspirée de la méthodologie suédoise. Réalisée auprès d’un échantillon de 2 625 personnes, les résultats sont publiés en 1972, dans un contexte marqué par le retentissant procès à Bobigny d’une mineure qui avait avorté à la suite d’un viol. Ce rapport indique que les hommes sont en moyenne âgés de 19,2 ans et les femmes 21,5 ans lors de leur « première fois ». Plus tard suivent les enquêtes « Analyse des comportements sexuels en France » (ACSF, 1992) dirigée par Alfred Spira, puis « Contexte de la sexualité en France » (CSF, 2006) par Nathalie Bajos et Michel Bozon. Les résultats de cette dernière montrent que désormais l’âge médian lors du premier rapport sexuel se situe autour de 17 ans et demi pour les jeunes hommes et les jeunes filles en France. En cela, ce rajeunissement de la « première fois » suit les grandes tendances occidentales. L’enquête CSF montre aussi que la vie sexuelle des Français·e·s est plus longue, de plus en plus diversifiée en termes de pratiques, et que les femmes seraient de plus en plus souvent à l’initiative des rapports sexuels. Enfin, les enquêtes témoignent d’une plus grande acceptation de l’homosexualité.
L’homosexualité constitue en effet un sujet important de ces recherches. À partir des années 1980 et surtout 1990, les recherches se multiplient en Europe, bénéficiant de financements spéciaux dans le cadre de la lutte contre l’épidémie du VIH/Sida. Les résultats permettent de mieux prévenir, année après année, la diffusion de l’épidémie au moyen d’une connaissance approfondie des pratiques et des prises de risque de la population HSH (hommes ayant des relations avec les hommes). En France, l’enquête presse gay (renommée ensuite « enquête presse gay et lesbienne ») est menée annuellement auprès de cette population à partir de 1985 et pendant plus de vingt-cinq ans. Un travail similaire commence deux ans plus tard en Allemagne, autour de l’équipe de Michael Bochow.
La première enquête véritablement européenne sur la sexualité est publiée en 1998 (Widmer et al.). Conduite dans 17 pays, elle s’intéresse aux valeurs des Européen·ne·s face aux relations extra-conjugales, prémaritales et homosexuelles. Ses résultats sont corrélés à diverses variables telles que le niveau de revenus, la pratique religieuse, les préférences politiques, mais varient aussi selon l’âge, le genre, etc. Six groupes de nations se distinguent en Europe. Dans certains États, la population est plutôt tolérante (Allemagne, Autriche, Slovaquie et Suède) tandis que dans d’autres elle reste conservatrice (Irlande, Pologne, Malte). Dans d’autres pays encore, la population se montre permissive quant à l’homosexualité (Espagne, Norvège, Pays-Bas, Tchéquie) mais ne cautionne pas pour autant les relations extra-conjugales.
À partir des années 2000, les enquêtes se multiplient à l’échelle européenne, notamment grâce au développement de l’internet. Cependant, de tels dispositifs restent coûteux et connaissent certaines limites notamment en matière de constitution des échantillons et de recueil des données. Toutefois, ces enquêtes permettent aussi de recueillir des informations révélatrices des enjeux qui traversent les sociétés contemporaines, plus récemment ceux relatifs à la sexualité non consentie et aux violences sexuelles.