Péché, crime, droit : une histoire de l'avortement en Europe

Le xixe siècle marque l’histoire de l’avortement dans l’Europe contemporaine, en actant sa condamnation définitive sur le plan législatif et religieux. Pendant le premier xxe siècle, les attitudes à l’égard des pratiques abortives croisent les préoccupations natalistes des gouvernements français et italien pour se durcir pendant la Seconde Guerre mondiale, devenant en Allemagne un outil de soutien aux politiques raciales et eugéniques du nazisme. On assiste aux premiers signes d’un changement à partir du milieu des années 1950, quand les mouvements féminins et féministes commencent à s’intéresser à la question. À partir des années 1970, l’avortement « libre et gratuit » est au cœur des revendications du féminisme européen de la deuxième vague, renouvelant profondément le débat public sur la question et faisant évoluer les lois et les mœurs. Pendant les dernières décennies du siècle, les lois de dépénalisation adoptées par plusieurs pays européens suppriment l’infraction sous certaines conditions, mais ne font pas de l’avortement le droit revendiqué par les mouvements féministes.

Unione Donne Italiane (sezione di Ravenna), La legge 194 sull’aborto, non si tocca !, Affiche, sd (mais XXIe siècle). Source : Archivio Centrale dell’Unione Donne Italiane.
Unione Donne Italiane (sezione di Ravenna), La legge 194 sull’aborto, non si tocca !, Affiche, sd (mais XXIe siècle). Source : Archivio Centrale dell’Unione Donne in Italia.
Alliance nationale contre la dépopulation, Avorter c’est refuser ton bonheur en détruisant la vie ! C’est ruiner ta santé en risquant la mort ! Affiche, ca 1940.  Source : Ville de Paris/Bibliothèque Marguerite Durand.
Alliance nationale contre la dépopulation, Avorter c’est refuser ton bonheur en détruisant la vie ! C’est ruiner ta santé en risquant la mort ! Affiche, ca 1940. Source : Ville de Paris/Bibliothèque Marguerite Durand.
Sommaire

Entre condamnation religieuse et politiques démographiques

Le xixe siècle marque l’histoire de l’avortement, quand la pratique entre définitivement dans le droit contemporain avec le Code pénal napoléonien (1810) qui punit l’avorteur et l’avortée (art. 317). En 1869, on assiste aussi à un durcissement sur le plan religieux car la constitution Apostolicae Sedis du pape Pie IX condamne sévèrement les procurantes abortum effectu sequuto.

Ces évènements sont à l’origine de la condamnation juridique et religieuse de l’avortement au niveau continental. Appliqué dans plusieurs pays d’Europe, le Code pénal napoléonien exerce une influence durable, même après la chute de l’Empire : en Belgique comme en Italie, les nouveaux codes pénaux de 1867 et de 1889 confirment l’interdiction de l’avortement, en punissant toutefois de façon moins dure l’avortée et l’avorteur. La position de Pie IX, qui détermine l’attitude de l’Église contemporaine, est consolidée au xxe siècle par des documents importants tels que l’encyclique Casti connubii (1930) ou la déclaration de la Congrégation pour la doctrine de la foi Quaestio de abortu procurato (1974).

La législation du premier xxe siècle met toutefois en lumière un cadre diversifié. Certains pays adoptent des mesures plus permissives : afin de réformer la famille traditionnelle, l’Union soviétique dépénalise les pratiques abortives de 1920 à 1936 ; en Allemagne, les préoccupations hygiénistes sont à l’origine des réformes de 1926-1927 qui assouplissent les peines établies en 1851. D’autres pays ont une attitude de plus en plus répressive. En France, les nombreux deuils causés par la Grande Guerre renouvellent les angoisses concernant la dépopulation et favorisent la promulgation d’une nouvelle loi (1920) qui, associant l’avortement à la contraception, les interdit ainsi que toute « propagande anticonceptionnelle ». Dans l’Italie de l’entre-deux-guerres, le régime fasciste exprime son obsession nataliste en ajoutant à l’interdiction de toute publication sur la contraception et l’avortement l’inclusion de ce dernier parmi les crimes contre la « race » (1926 et 1930). Ces dispositions n’empêchent pas les femmes d’avorter clandestinement, seules ou avec l’aide de faiseurs et faiseuses d’anges, par des méthodes nombreuses – pose de sonde, infusions d’herbes, curettage, etc. –, douloureuses et souvent dangereuses.

Depuis la fin des années 1930 et la Seconde Guerre mondiale, l’interdiction de l’avortement se lie plus fortement aux politiques raciales et eugéniques. En 1940, en Allemagne, le ministère de l’Intérieur invite les médecins à favoriser l’avortement et même à stériliser les femmes en cas de maladies héréditaires ou de « mixité raciale » ; en revanche, depuis 1943, ceux et celles reconnu.es complices d’aider les femmes « aryennes » à avorter et d’ainsi menacer l’« intégrité » du peuple allemand sont passibles de la peine capitale. De leur côté, jusqu’aux années 1970, les pays scandinaves – Suède (1938), Danemark (1939), Finlande (1950) et Norvège (1960) – autorisent l’avortement dans le cadre d’une campagne massive de stérilisation des handicapés, malades psychiatriques et marginaux.

« Le temps de la colère » : la prise de parole des mouvements féministes européens

Les premiers signes de changement se manifestent au milieu des années 1950 à l’ombre du rideau de fer. Dans un climat d’opposition et de défi qui intéresse aussi les droits reproductifs, l’avortement est légalisé en 1955 par l’Union soviétique, bientôt suivie par les pays de l’Est. En Europe occidentale, le processus de dépénalisation est plus lent. En France en 1956, la gynécologue Marie-Andrée Lagroue Weill-Hallée (1916-1994) crée une association (Mouvement français pour le Planning familial, depuis 1960) qui réclame la vente de contraceptifs pour éviter l’avortement clandestin. En 1961, la journaliste italienne Milla Pastorino publie dans le mensuel communiste Noi Donne, organe de l’Unione Donne Italiane, une enquête qui, pour la première fois, dénonce publiquement le recours massif à l’avortement clandestin. Ces deux événements témoignent de la même attitude : les organisations féminines s’intéressent à la contraception et à l’avortement, contestant de façon directe ou indirecte les lois qui les règlent. Ce climat favorise les premiers changements législatifs : en France, la vente des contraceptifs est autorisée en 1967 ; en Italie, est abrogée toute restriction quant à la diffusion d’informations sur la contraception et l’avortement (1971).

À partir des années 1970, l’avortement est au cœur des revendications féministes. Leur engagement pèse radicalement sur le débat public qui ne porte plus exclusivement sur la santé des femmes mais aussi sur leur droit à l’autodétermination et le choix de la maternité. Tout en s’adaptant à chaque pays et à chaque groupe, les pratiques de lutte pour l’« avortement libre et gratuit » se répandent de façon transnationale. À titre d’exemple, la diffusion des auto-dénonciations et la médiatisation des procès pénaux deviennent des formes de lutte contre la stigmatisation qui frappe l’avortement clandestin et de soutien aux accusé.es. En 1971, 343 Françaises déclarent avoir avorté dans Le Nouvel Observateur, et parmi elles l’avocate Gisèle Halimi (1927-2020), fondatrice de l’association Choisir, qui défend Marie-Claire Chevalier au cours du procès de Bobigny (1972). L’exemple des Françaises est suivi dans toute l’Europe : en 1971, 374 Allemandes de l’Ouest reconnaissent dans l’hebdomadaire Stern avoir avorté ; en 1973, à la suite de l’arrestation du gynécologue Willy Peers (1924-1984), 800 femmes et 200 médecins belges se déclarent ses « complices » et demandent sa libération. Pendant le procès contre Gigliola Pierobon (1973), les féministes italiennes lancent le slogan « Abbiamo tutte abortito ! » ; en 1975, 2 700 militants et sympathisants du Movimento di Liberazione della Donna et du Partito Radicale s’autodénoncent à l’autorité judiciaire. En 1979, lors du procès des « Onze de Bilbao », 1 357 Espagnoles déclarent publiquement avoir avorté. En outre, afin de rendre l’avortement sûr et accessible, plusieurs groupes – français, italiens, espagnols, etc. – pratiquent clandestinement la « méthode Karman » (qui permet d’avorter jusqu’à la huitième semaine de grossesse, en aspirant le contenu de l’utérus par une sonde et une pompe) et organisent des voyages aux Pays-Bas et en Grande-Bretagne – pays dans lesquels, depuis 1967, on peut avorter jusqu’à 22/24 semaines.

Cette grande mobilisation, qui dans presque toute l’Europe fait face à des mouvements conservateurs défendant le « droit à la vie » du fœtus, fait évoluer les lois et les mœurs. Dans la foulée, plusieurs gouvernements dépénalisent la pratique : l’Allemagne de l’Ouest en 1974 ; la France en 1975 ; l’Italie en 1978 ; l’Espagne en 1985 ; la Belgique en 1990, après presque vingt ans de luttes des milieux laïques et socialistes.

Sans faire de l’avortement le « droit » revendiqué par les mouvements féministes, ces lois suppriment l’infraction sous certaines conditions. Résultat d’un compromis difficile entre plusieurs partis et cultures politiques, leur élaboration, application et évolution sont fortement influencées par les différents contextes et niveaux de sécularisation. En France, par exemple, la loi de 1975 fait l’objet d’un processus de renforcement et de défense qui introduit le délit d’entrave à l’IVG (1993), allonge le délai à 12 semaines (2000) et supprime la situation de détresse prévue pour les femmes demandant l’IVG (2014). En revanche en Italie, l’efficacité de la loi de 1978 est compromise par la clause de conscience – exigée par les catholiques pendant les années 1970 et, selon les données du ministère de la Santé, aujourd’hui invoquée par 70 % des médecins et soignants. Malgré les recommandations des institutions européennes et les protestations des mouvements féministes, le Parlement n’est jamais intervenu sur la question. La situation allemande aussi apparaît comme critique : depuis 1995 le pays considère l’IVG comme illégale et le permet sous des conditions très rigides qui de facto interdisent plusieurs femmes d’y avoir accès.

Encore aujourd’hui en Europe la dépénalisation apparaît comme un processus en cours et plutôt fragile, susceptible de remises en cause brutales, comme en atteste l’histoire plus récente : si, en 2018, l’Irlande a dépénalisé l’avortement, celui-ci a été presque totalement interdit par le gouvernement polonais à partir du janvier 2021.

Citer cet article

Azzurra Tafuro , « Péché, crime, droit : une histoire de l'avortement en Europe », Encyclopédie d'histoire numérique de l'Europe [en ligne], ISSN 2677-6588, mis en ligne le 09/03/21 , consulté le 19/02/2025. Permalien : https://ehne.fr/fr/node/21497

Bibliographie

Pavard, Bibia, Si je veux, quand je veux : contraception et avortement dans la société française, 1956-1979, Rennes, PUR, 2012.

Marques-Pereira, Bérengère, L’avortement dans l’Union européenne. Acteurs, enjeux et discours, Bruxelles, Crisp, 2021.

Sethna, Christabelle, Davis, Gayle (dir.), Abortion Across Borders : Transnational Travel and Access to Abortion Services, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 2019.

Recommandé sur le même thème

Photographies avant et après l’opération de Steinach. Peter Schmidt, Conquest of Old Age, Londres, Routledge, 1931.
Première marche nationale pour les droits et les libertés des homosexuels Paris (4 avril 1981). Photo : © Claude Truong-Ngoc / Wikimedia Commons
Photographie de l’Institut des sciences sexuelles à Berlin. Source : Magnus Hirschfeld, Geschlechtskunde, vol. 4, Stuttgart, 1930, p. 851. sexualmedizin.charite.de
« Madame Mitonneau, sage-femme », gravure d’Honoré Daumier (France, 1841). Source : Wellcome Library, Londres.
/sites/default/files/styles/opengraph/public/image-opengraph/Avortement.jpg?itok=K_VilBAV

Ne manquez aucune nouveauté de l’EHNE en vous abonnant à nos newsletters :

The subscriber's email address.
Gérez vos abonnements aux lettres d’information
Sélectionnez la newsletter à laquelle vous souhaitez vous abonner.