L’Europe connaît une hausse de la natalité hors mariage à partir du milieu du xviiie siècle. Celle-ci commence au nord-ouest – en particulier en France où la part de naissances illégitimes passe de 1,3 % en 1750 à plus de 4 % au début du xixe siècle (figure 2), en Angleterre (de 3,3 à 5,1 % pendant la même période) et en Suède (de 2,4 % vers 1755 à 6 % vers 1815) – et s’étend par la suite à l’Europe du Sud et de l’Est.
Cette hausse de l’illégitimité a souvent été interprétée comme le signe d’un déclin du contrôle social, familial et clérical dans un contexte d’urbanisation et d’industrialisation. En effet, les naissances hors mariage sont partout plus fréquentes en ville que dans les campagnes. En France, 4 % des naissances sont illégitimes dans les zones rurales et 11 % dans les zones urbaines (jusqu’à un tiers à Paris) dans la seconde moitié du xixe siècle. En Transylvanie, elles s’élèvent à plus de 20 % à Cluj ou Sibiu contre 6 à 8 % en moyenne au niveau national.
Les grossesses hors mariage peuvent être le résultat de situations très diverses, allant de relations prénuptiales, concubines ou adultérines, mais aussi de circonstances plus dramatiques comme la prostitution ou le viol. Dans les pays nordiques, la forte proportion de naissances illégitimes s’explique par des relations sexuelles socialement acceptées entre les fiançailles et le mariage. La majorité des enfants nés en dehors du mariage sont donc issus de couples concubins qui se marient par la suite. En Europe occidentale, ce sont principalement les domestiques et les ouvrières qui tombent enceintes en dehors du mariage, mais leurs situations et celles de leurs enfants diffèrent selon qu’elles vivent en concubinage ou qu’elles soient des mères seules. Le concubinage n’est pas rare dans les milieux urbains et ouvriers. Certain.e.s n’éprouvent pas le besoin de se marier, que ce soit par idéologie, par absence de pression sociale, par détachement des valeurs catholiques mais aussi pour économiser une cérémonie coûteuse, ou en raison de la difficulté à fournir les attestations nécessaires, en particulier pour les migrant.e.s. Dans ces milieux, le concubinage est quasiment l’équivalent du mariage. En revanche, les femmes qui se retrouvent « filles-mères » – terme méprisant désignant les mères d’enfants sans père – suite à une promesse de mariage, à une relation passagère, à la prostitution ou à un viol ont des conditions de vie bien plus difficiles et leurs enfants connaissent des niveaux de mortalité infantile particulièrement élevés. Les domestiques forment une large part de ces mères seules. Souvent coupées de leur milieu natal, contraintes au célibat pour conserver leur emploi, elles ont de forts risques de conceptions hors mariage, et nombre d’entre elles sont chassées dès lors que leur grossesse est visible. L’abandon d’enfants voire l’infanticide paraissent parfois la seule issue à ces situations dramatiques.
De nombreuses autres raisons expliquent les naissances hors mariage : l’absence d’héritage pour les cadets dans les Balkans ou dans les Pyrénées (système familial désigné sous le terme de « cadetterie ») ; la mésalliance, qui interdit le mariage entre personnes de classes sociales différentes, comme c’est le cas dans le royaume de Bavière jusqu’à son intégration dans l’Empire allemand en 1871. Enfin, certains États ne reconnaissent pas les mariages religieux, que ce soit en Italie, où de nombreux enfants dont les parents étaient uniquement mariés à l’Église ont pu être considérés comme illégitimes aux yeux de l’État, ou à Genève ou Cracovie pour les juifs orthodoxes mariés selon leurs propres rites.
À partir de la fin du xixe siècle, la tendance s’inverse presque partout en Europe. Ce déclin de l’illégitimité est attribué à la diffusion des pratiques contraceptives et à la hausse des avortements. Il a également pu être considéré comme la conséquence d’une plus grande facilité à légitimer des conceptions hors mariage : la diminution des contraintes sociales permet à des couples de s’épouser soit avant le terme de la grossesse soit ultérieurement afin que les enfants soient reconnus et légitimés par les deux parents. Enfin, la diminution de la domesticité en Europe a participé à la baisse de l’illégitimité.
Cette tendance s’inverse pendant les deux guerres mondiales, du fait de la séparation de nombreux couples, de l’altération du contrôle social pour les femmes, et de rencontres inédites avec de jeunes soldats, qu’ils soient nationaux, alliés ou ennemis. De nombreuses grossesses illégitimes ont lieu, qu’elles soient la conséquence de relations consentantes, vénales ou de viols. En revanche, les après-guerres se caractérisent plutôt par une période de recul de l’illégitimité.
Au cours du xxe siècle, les pratiques contraceptives sont de plus en plus efficaces, variées mais plus ou moins accessibles selon les pays. La loi française de 1923 interdit toute promotion de contraceptif alors que l’usage des préservatifs est répandu en Allemagne. À partir des années 1970, les pratiques de cohabitation avant le mariage ou d’union libre se développent. En France, 12 % des nouveaux mariés vivaient déjà en couple en 1965 ; ils sont 43 % en 1977 et 87 % en 1997.
Le nombre croissant d’enfants nés hors mariage diminue l’opprobre à leur égard. Jusqu’en 1980, ils représentent partout moins de 10 % des naissances, à l’exception des pays scandinaves (un tiers des enfants en Islande). Surgit alors la figure nouvelle de l’enfant « illégitime » choisi, qui atteste la dissociation entre reproduction et mariage. À l’aube des années 1990, les naissances hors mariage représentent 16 % des naissances en Europe, le quart en 2000 et près de 45 % aujourd’hui. Cependant, les écarts sont bien plus prononcés aujourd’hui qu’en 1960 puisque plus de la moitié des enfants naissent hors mariage dans 10 pays (plus de 55 % en Estonie, Norvège, France, Bulgarie, Slovénie et Islande) mais toujours moins de 10 % en Grèce (figure 3). Par ailleurs, de plus en plus d’enfants nés hors mariage sont reconnus par leur père. En France par exemple, 76 % des enfants nés hors mariage l’étaient en 1965 contre 97 % aujourd’hui.
Au tournant des années 2000, on assiste également à un bouleversement profond des formes d’union partout en Europe (contrats d’union civile, mariages pour couples de même sexe). Se développe également la pratique de couples non cohabitant (Living Apart Together – LAT) particulièrement en Belgique, Allemagne et Norvège, où ce sont plus de 5 % des relations déclarées lors de l’enquête Generations and Gender lancée en 2000). Le choix du LAT peut s’expliquer par une volonté d’indépendance, des motifs financiers (75 % des couples géorgiens qui choisissent cette forme de conjugalité) ou bien les difficultés de la recomposition familiale après des divorces ou des veuvages. À l’inverse, certains couples séparés continuent de cohabiter (Living Together Apart – LTA) pour des raisons économiques ou par souci de maintenir des liens avec des enfants communs.