Le genre dans la littérature pour enfants en Europe

xixe-xxie siècles

L’idée que les filles et les garçons devraient lire des livres différents est une caractéristique majeure du développement de l’édition pour enfants en Europe à partir du xviiie siècle. Au milieu du xixe siècle, on assiste à l'émergence d'une démarcation stricte entre les genres, tant sous l’influence des éditeurs qui cherchent à segmenter un marché en expansion qu’en réponse à l’émergence d’un ordre moral bourgeois qui pousse à la différenciation de l’éducation et des lectures selon le genre. Cependant on trouve de nombreux exemples d’enfants qui résistent à ces restrictions. Écrire pour les enfants devient une source importante de revenus pour les femmes ainsi qu’un débouché pour la créativité féminine, et ce sont parmi les femmes que l’on compte les auteurs les plus célèbres de la tradition européenne. Au xxe siècle, le féminisme a un impact considérable sur les publications de livres pour enfants et sur leur réception critique. La collaboration franco-italienne « dalla parte delle bambine »/« du côté des petites filles » lance la tradition de livres militants féministes en Europe dans les années 1970. Au xxie siècle, l’activisme sur internet fait prendre davantage conscience de l’importance de la diversité dans les livres pour enfants, mais la différenciation genrée des rôles demeure profondément ancrée.

The Boy’s Own Paper, couverture du numéro d’avril 1919. Source : Wikimedia Commons, Horace Castelli, illustration pour la Comtesse de Ségur, Les Malheurs de Sophie (Hachette, 1859). Source : Wikimedia Commons., Logo pour la série « Du côté des petites filles », Éditions des femmes. Reproduit avec l’aimable autorisation des Éditions des femmes.
Sommaire

L’histoire des livres pour enfants a un long passé. Mais la littérature pour enfants en tant qu’activité rentable commence à se développer au cours du xviiie siècle avec l’idée que les ventes de livres augmenteraient si ceux-ci étaient spécifiquement conçus « pour les filles » ou « pour les garçons ». Plus qu’une simple technique de vente, l’idée de genrer les livres est aussi une conséquence du discours des Lumières sur l’éducation, en particulier de celui de Jean-Jacques Rousseau (1712-1778) qui recommandait que l’éducation des filles les prépare à leur rôle « naturel » de mères, et qui célébrait le héros de Robinson Crusoé de Daniel Defoe comme modèle d’action pour leurs frères.

Les livres pour enfants, des modèles d’éducation genrés ?

Le développement de l’industrie du livre pour enfants accompagne celui des systèmes éducatifs au cours du xixe siècle dans toutes les régions de l’Europe septentrionale et occidentale. Le milieu du xixe siècle voit émerger la distinction claire entre les genres masculin et féminin, distinction qui devient par la suite une caractéristique récurrente de la littérature pour enfants. C’est la conséquence de la recherche d’une segmentation de ce marché en expansion de la part des éditeurs, mais aussi le produit de l’essor d’un ordre moral bourgeois poussant à la différenciation de l’éducation et des lectures selon le genre. Des publications comme The Boy’s Own Paper (1855-1967) forment la nouvelle génération des futurs dirigeants de l’Empire britannique, en lui inculquant des valeurs morales chrétiennes et en louant les prouesses sportives et le courage viril. Les livres pour filles se concentrent sur l’éducation à la vie domestique, sur la charité chrétienne et sur les plaisirs simples qu’offre la vie de famille, afin de les préparer à être de bonnes épouses et de bonnes mères. Backfischchen’s Leiden und Freuden (1863) de l’auteure prussienne Clementine Helm inaugure le genre du Backfischroman, un genre nouveau de littérature d’édification dont les héroïnes sont des adolescentes issues de la bourgeoisie et dont les thèmes sont ceux du mariage ou de la maternité. L’essor des romans domestiques encourage la multiplication de protagonistes de sexe féminin. Sophie, l’héroïne semi-autobiographique de la Trilogie de Fleurville (1858-1859) de la Comtesse de Ségur (1799-1874), découvre que ses jeux fantaisistes et sa curiosité lui causent toutes sortes d’ennuis. De l’autre côté de la Manche, Alice in Wonderland (1865) de Lewis Carroll crée une nouvelle icône littéraire féminine dont les aventures invraisemblables outrepassent les limites domestiques habituelles des livres pour filles de l’époque. Néanmoins, les enfants ne se soumettent pas nécessairement à ces restrictions de lecture. L’étude des habitudes de lecture des petits Anglais menée par Edward Salmon en 1886 souligne que les filles ont l’air d’apprécier les livres de Jules Verne autant que leurs frères. De la même manière, la Comtesse de Ségur compte de nombreux fervents lecteurs parmi les garçons, dont le jeune Charles de Gaulle (né en 1890). De surcroît, en raison du type de lectorat visé et de son statut inférieur dans la hiérarchie des genres littéraires, écrire pour la jeunesse est une activité généralement considérée comme féminine. Cette activité devient une source de revenus importante pour les femmes ainsi qu’un débouché pour la créativité féminine au xixe siècle, et fait émerger quelques-unes des auteures les plus célèbres de la tradition européenne : Stéphanie de Genlis (1746-1830), Johanna Spyri (1827-1901), Selma Lagerlöf (1858-1940) – première auteure femme à recevoir le prix Nobel de littérature en 1909 – Beatrix Potter (1866-1943) et Astrid Lindgren (1907-2002), pour n’en citer que quelques-unes.

Dans le premier milieu du xxe siècle, l’essor du mouvement féministe et la contribution des deux guerres mondiales au renversement des conventions morales rigides du xixe siècle commencent à marquer la littérature pour enfants. Avec sa bicyclette – symbole par excellence de la liberté de la nouvelle femme au tournant du siècle –, la présomptueuse cousine Pony dans Emil and the Detectives (1929) d’Erich Kästner (1899-1974) est un personnage féminin moderne caractéristique. Dans la Russie soviétique, certains livres pour enfants commencent à témoigner de la transformation radicale du rôle des femmes à l’ère socialiste, comme Mamin most [Le Pont de ma mère] (1933) de Nina Sakonskaia (1896-1951) qui dépeint des femmes au travail. La contestation la plus significative des idées dominantes sur le genre émerge en 1945 en Suède, avec l’apparition de Pippi Longstocking [Fifi Brindacier], l’héroïne inventée par Astrid Lindgren. Douée d’une force surhumaine (« dans le monde entier il n’y avait aucun policier aussi fort qu’elle »), la grande ambition de Fifi dans la vie est de « devenir un pirate féroce ». Si son comportement est partiellement modifié dans les versions traduites (les scènes où elle joue avec des pistolets chargés ont été retirées de l’édition ouest-allemande), Fifi est très appréciée du grand public dans de nombreux pays européens, notamment en Allemagne de l’Ouest et en Autriche où elle sert de source d’inspiration à une nouvelle tradition de romans contestataires parmi lesquels on compte Fiery Federica (1970) de Christina Nöstlinger (1936-2018).

Le marché de masse des livres pour enfants – qui contribue à l’importante croissance structurelle de l’édition pour enfants au milieu du xxe siècle – promeut souvent des conceptions plus conventionnelles des rôles genrés. La série américaine des Little Golden Books, traduite et diffusée dans toute l’Europe dans les années 1950, met fortement l’accent sur le modèle de la famille nucléaire. De la même manière, les bandes dessinées et les récits d’aventure du début de la guerre froide célèbrent une masculinité traditionnelle et belliqueuse. Néanmoins, les livres d’Enid Blyton (1897-1968) ont un grand nombre de lecteurs dans toute l’Europe, notamment la série Famous Five dont le personnage mémorable de George, garçon manqué aux cheveux courts, s’oppose farouchement à être traitée différemment des garçons.

La critique féministe des stéréotypes de la littérature enfantine

Dans les années 1970, l’arrivée du second courant du féminisme, avec sa conception du genre comme construction sociale, transforme les livres pour enfants ainsi que leur réception critique. De plus en plus de mères ont désormais reçu une éducation universitaire, et elles s’intéressent à de nouvelles manières d’éduquer leurs enfants. L’auteure italienne Adela Turin (1939- ), également traductrice et éditrice de la série Della parte delle bambini (nommée ainsi d’après le célèbre traité d’Elena Gianini Beloti de 1974 sur l’éducation sexiste des enfants), collabore avec la maison d’édition française Des Femmes pour produire des livres pour enfants empreints d’un féminisme militant. Ils insistent sur le fait que les filles n’ont pas besoin d’attendre l’arrivée du prince charmant pour être « heureuses jusqu’à la fin de leurs jours », et célèbrent plutôt l’indépendance des femmes. L’influence du féminisme sur les publications grand public commence à être apparente dans les années 1980 et 1990 avec la subversion des codes des contes de fées et de la traditionnelle répartition genrée des rôles (Princess Smartypants [Princesse Finemouche] (1986) de Babette Cole (1949-2017) est un classique du genre).

Le début des années 2000 voit une résurgence des définitions tranchées et conventionnelles des différences entre les genres masculin et féminin, comme en témoigne la franchise des Princesses Disney qui connaît un succès retentissant depuis 2000. Le marketing genré est entré dans une nouvelle phase dans la deuxième décennie du xxie siècle sous l’effet d’internet, qui facilite l’activisme autour de la question du genre dans les livres pour enfants. Le financement participatif a permis la publication du bestseller international Goodnight Stories for Rebel Girls (2017). Ce livre, dressant des portraits de filles scientifiques, mathématiciennes et ingénieures, est l’exemple le plus réussi d’ouvrages inspirés du féminisme. D’autres publications tentent de déstabiliser les stéréotypes de la masculinité et de l’hétéro-normativité en présentant les personnages masculins dans des situations où ils prennent soin des autres, se montrent chaleureux et compréhensifs, ou en dépeignant des familles non traditionnelles (par exemple, Mi Papà es un Payaso, 2015 de José Carlos Andrés et Natalia Hernández est l’histoire d’un garçon qui a deux pères). Des campagnes de sensibilisation à l’importance de la diversité dans la littérature pour enfants ont malgré tout mis en lumière la persistance du sexisme et de l’absence de personnages non blancs, LGBTQ+ et handicapés dans les livres pour enfants les mieux vendus (les critiques remarquent que l’homme blanc, cisgenre et robuste, demeure le héros par défaut ; par exemple, la série Harry Potter (1997-2007) comporte un seul personnage principal féminin). L’idée d’une différenciation entre les genres demeure profondément ancrée dans la littérature européenne pour enfants.

Citer cet article

Sophie Heywood , « Le genre dans la littérature pour enfants en Europe », Encyclopédie d'histoire numérique de l'Europe [en ligne], ISSN 2677-6588, mis en ligne le 26/06/20 , consulté le 07/11/2024. Permalien : https://ehne.fr/fr/node/21306

Bibliographie

Connan-Pintado, Christiane, Béhotéguy, Gilles, Être une fille, un garçon dans la littérature pour la jeunesse, vol. 1, France 1945-2012, vol. 2, Europe 1850-2014, Bordeaux, Presses universitaires de Bordeaux, 2014, 2017.

Heywood, Sophie, Catholicism and Children’s Literature in France: The Comtesse de Segur, 1799-1874, Manchester, Manchester University Press, 2011.

Le projet de recherche européen G-Book. Gender Identity : Child Readers and Library Collections propose une bibliographie multilingue sélective de livres pour enfants qui véhiculent des représentations positives du genre: https://g-book.eu/

Vallone, Lynne, Disciplines of Virtue : Girls’ Culture in the Eighteenth and Nineteenth Centuries, New Haven, Yale University Press, 1995.

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