Du XIXe à la Seconde Guerre mondiale : exister dans l’espace public
Les premières affiches féministes émergent d’un double contexte dans la seconde moitié du xixe siècle : le développement de la culture de masse dans des sociétés en voie de démocratisation et l’émergence de mouvements pour les droits des femmes. Les organisations féministes qui se créent s’appuient sur l’imprimé pour transmettre leurs idées : tracts, journaux et affiches diffusées dans les villes où les réclames vantant des produits ou annonçant des spectacles côtoient les placards politiques. Les affiches se résument à des supports simples, sur fond uni et sans images, qui annoncent en grosses lettres les réunions ou les conférences des militantes.
À la fin du xixe, parmi les rares affichistes femmes, Clémentine-Hélène Dufau (1869-1937) réalise en 1897 une affiche illustrée pour le lancement du quotidien féministe La Fronde, et Alice Kaub-Casalonga (1875-1948) pour La Française, journal du progrès féminin en 1906.
Au début du xxe siècle, les suffragistes et suffragettes anglaises développent une véritable culture visuelle par la production d’objets souvenirs, de cartes postales et d’affiches. Pour préparer la première grande manifestation suffragiste du 9 février 1907 à Londres, l’artiste Mary Lowndes fonde la Ligue des artistes pour le suffrage (Artists’ Suffrage League) qui donne un caractère esthétique et visuel à la marche avec de nombreuses bannières en vert et violet. Des affiches de la WSPU (Women’s Social and Political Union) dénoncent la torture des militantes en prison et incitent à voter contre le gouvernement. La guerre des images bat son plein : en face, les anti-suffragistes caricaturent les féministes en femmes laides, aigries et délaissant leur foyer. À l’occasion du congrès international pour le suffrage des femmes qui se tient à Budapest en juin 1913, une affiche internationale dessinée par Anna Soos Koranyi (1870-1947) est déclinée en plusieurs langues. Elle reprend l’image mythologique d’Atlas portant le monde sur ses épaules, aidé par une femme musclée. Le message est clair : il est temps que les femmes prennent part aux décisions politiques.
Les féministes socialistes qui s’organisent à partir de 1907 dans l’Internationale socialiste des femmes reprennent pour leur part dans leurs affiches la couleur rouge du mouvement ouvrier, comme sur celle de Karl Maria Stadler pour la journée internationale des femmes en 1914 à Berlin. Socialistes ou non, les affiches féministes proposent des images de femmes sujets et actrices, en opposition aux images publicitaires de l’époque qui représentent surtout des femmes objets de désir. L’utilisation d’allégories comme la justice ou la liberté et de figures mythologiques servent aussi à associer le combat féministe à des valeurs universelles et positives. Avec la révolution bolchévique en 1917, l’agit-prop, dans des formes esthétiques d’avant-garde, met en avant la place des femmes dans la nouvelle société. C’est encore le cas en 1931 avec une affiche qui proclame « À bas l’esclavagisme de la cuisine ! Vive le nouveau mode de vie ! »
Dans l’entre-deux-guerres le combat politique se tend. Tandis qu’en France les affiches féministes continuent à revendiquer le suffrage, dans les pays où les femmes votent, celles-ci sont désormais ciblées par les affiches des partis politiques, en particulier les socialistes et les communistes. La crise qui touche les organisations féministes européennes dans les années 1930 a pour résultat la diminution des moyens alloués à la propagande et notamment aux affiches.
Les 1960-1980 : révolution féministe et révolution graphique
Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, la guerre froide cristallise les positions et les organisations féministes peinent à renaître. Les revendications féministes se font discrètes sur les murs. Le renouveau des mobilisations féministes à l’ouest de l’Europe dans les années 1960 et 1970 se caractérise par une rupture politique et esthétique. La culture visuelle féministe adopte de nouvelles formes d’expression graphique (modernisme, psychédélisme) portées par un fort militantisme artistique qui tend à rapprocher le culturel du politique. Pour annoncer des manifestations, festivals, parution de journaux, films, dénoncer ou revendiquer, il y a une profusion d’affiches, des plus artisanales aux plus élaborées. Cette créativité émane d’autodidactes comme d’artistes professionnelles. En France par exemple, l’illustratrice de presse Claire Bretécher crée des affiches pour le Mouvement pour la liberté de l’avortement et la contraception (MLAC) en 1973 ou Musidora le festival de films de femmes en 1974. Cette période est aussi marquée par l’accès à des techniques d’impression faciles et peu coûteuses, notamment la sérigraphie, qui orientent le graphisme vers des visuels simples et frappants, des textes courts et des couleurs peu nombreuses. Des collectifs de femmes produisent et diffusent des affiches dans un esprit do it yourself d’appropriation des techniques et d’auto-organisation. C’est le cas à Londres de See Red Women’s Workshop, actif de 1974 à 1990, ou de Lenthall Road Workshop qui s’adresse en priorité aux femmes noires des classes populaires.
Les affiches de cette période témoignent du caractère international des mobilisations féministes par la circulation des revendications (pour la contraception et l’avortement libres, contre les violences sexistes), des slogans et des motifs (des femmes écrasées sous le poids de la double journée le poing brandi) et de beaucoup représentant les femmes unies dans un même mouvement. Ces images créent un autre répertoire de représentations de femmes que celui répandu par les médias et la publicité.
À la fin des années 1970, les effets du militantisme se font ressentir dans les institutions nationales et internationales, notamment avec la décennie internationale pour les femmes de l’ONU (1975-1985) et le travail des ONG féministes partout en Europe. Les affiches deviennent alors le support de larges campagnes de sensibilisation pour la contraception, l’égalité professionnelle ou encore contre les violences faites aux femmes, reprenant les codes de la publicité parfois jusqu’au pathos. Le 8 mars, la journée internationale des droits des femmes dont l’histoire est résolument militante, est aussi désormais célébrée par les institutions.
Créativité et standardisation à l’âge du numérique
Dans les années 2000, la diffusion du numérique, la féminisation des métiers du graphisme et l’émergence de nouveaux groupes militants favorisent une production foisonnante et inventive. Individuellement ou collectivement, les jeunes graphistes enrichissent le répertoire d’images tout en s’inscrivant dans une continuité de symboles, que ce soit pour les grèves de femmes, pour la liberté de l’avortement, la connaissance anatomique du clitoris. Le détournement en un symbole féministe mondial de l’affiche de Rosie the riveter (J. H. Miller, 1943) – appelant originellement les femmes étasuniennes au travail pendant la Seconde Guerre mondiale –, est représentatif d’une intensification et d’une accélération des circulations contemporaines, en particulier sur internet. Aujourd’hui les affiches participent d’un vaste répertoire d’images et de slogans féministes, déclinés sur de multiples supports papiers et numériques, badges, sacs, tee-shirts, etc., dans une perspective à la fois militante et commerciale.