Au début du xxie siècle, l’inégalité entre les hommes et les femmes persiste dans la question du logement. Longtemps liées au statut juridique inférieur de ces dernières, ses causes sont alors avant tout économiques. Les femmes continuant le plus souvent à percevoir des revenus inférieurs à ceux des hommes, elles ont plus de mal à se loger. Mais ces inégalités tiennent aussi à l’héritage de traditions et de distinctions légales anciennes où les représentations du féminin et du masculin ont imposé des différences entre habitants et habitantes.
Au long du xixe siècle, quand le logement devient peu à peu une question politique, les discours comme les législations nationales pensent les habitants d’un logement sous l’angle des familles destinées à les occuper plutôt que sous celui des individus qui en ont la responsabilité. Or, à travers toute l’Europe, les veuves exceptées, le statut juridique des femmes, notamment des femmes mariées, similaire à celui des enfants mineurs, les empêche de posséder des biens en propre ou d’ester en justice. Ainsi, lors de l’établissement des titres de propriété, de la signature des baux ou des procès entre propriétaires et locataires, c’est-à-dire au moment des diverses transactions nécessaires pour entrer ou demeurer dans un logis, les interlocuteurs sont pensés au masculin. Les premiers changements ont lieu aux États-Unis, où, dans le courant du siècle, certains états tels l’Arkansas ou le Wisconsin, autorisent progressivement les femmes mariées à posséder une propriété, sans pour autant avoir le droit de la gérer. De même, entre 1897 et 1907, en Europe, notamment en France et en Belgique, elles peuvent témoigner dans les actes notariés et disposer de leur salaire, droit que les Italiennes n’obtiennent qu’en 1919. Cela leur permet de signer légalement des actes de vente ou de location, pour entrer dans un appartement. Néanmoins, dans la plupart des pays, la tradition reste de ne traiter qu’avec les hommes, désignés comme le chef de famille, cabeza de familia en espagnol, household head en anglais, Familienvorstand en allemand, capofamiglia en italien. En France, l’expression « habiter un logement en bon père de famille » employée pour décrire la façon dont un habitant doit honorer ses devoirs de titulaire d’un logement ne disparaît du droit qu’en 2014.
Or, dans les faits, l’habitant d’un logement est aussi une habitante, célibataire, veuve, mariée ou vivant maritalement, avec ou sans enfants. Si le bailleur comme le locataire sont nommés au masculin, bien des femmes vivent de leurs revenus locatifs ou sont titulaires de baux. En l’absence d’études historiques précises, il est difficile d’en apprécier le nombre. Pourtant, cette inadéquation entre la réglementation et la pratique se révèle si on veut bien la regarder. En 1905, par exemple, le règlement du premier congrès de l’Union de la propriété bâtie de France, groupement de défense des propriétaires créé en 1893, signale que les dames peuvent en être membres. Si aucune femme n’assiste à cette rencontre, cette disposition montre que les auteurs du règlement sont conscients de leur existence. Les premiers promoteurs du logement social le sont également. Ainsi, dans les années 1900, une société d’habitations à bon marché de la région parisienne admet — à l’instigation il est vrai de sa seule administratrice — qu’exceptionnellement des chambres isolées puissent être louées à des femmes seules.
De ce point de vue, les guerres contribuent à rendre les habitantes plus visibles. En 1914, plusieurs belligérants, dont la France, la Grande-Bretagne et la Roumanie, instituent un moratoire des loyers au bénéfice des locataires à faible revenu appelés sous les drapeaux. Pour appliquer cette mesure, il faut contourner la question de la soumission des épouses à l’autorité de leurs maris. C’est en effet au soldat de faire la demande d’exemption du loyer. À cause des difficultés de communication entre le front et l’arrière, les femmes peuvent faire seules la déclaration. Cette distorsion se retrouve lors de la signature des baux, en temps de guerre comme en temps de paix. Alors que les épouses dépendent de leurs époux pour les actes financiers, l’ouverture d’un compte bancaire personnel et l’établissement d’un contrat de travail, peuvent-elles signer un bail sans l’autorisation de leur mari ? Si la réponse reste floue dans les textes réglementaires, elle est positive dans la réalité. Pour les bailleurs, notamment les responsables du logement social, penser que les femmes peuvent être elles-mêmes chef de famille est sans doute plus facile dans le cas des veuves (civiles ou de guerre) et des femmes de prisonniers qu’en ce qui concerne les femmes seules, certaines délaissées par un mari ayant quitté le domicile conjugal. Mais peuvent-ils ignorer la situation des femmes et des enfants, alors que le départ du « soutien de famille » a été occasionné par des attitudes considérées comme immorales (alcoolisme, chômage censé être dû à la paresse, infidélité) ? Bien que les conditions générales de location reposent sur le fait d’habiter bourgeoisement les locaux, en bon père de famille, les mères dont la moralité est au-dessus de tout soupçon sont acceptées en remplacement des hommes défaillants. Le critère de « bonne conduite civique et morale » pour l’attribution de logement dans le secteur public, pour les hommes comme pour les femmes, est également utilisé jusque dans les années 1960 par certains pays comme le Portugal.
Pourtant, le changement commence à se dessiner au milieu du xxe siècle. On le mesure dans le rapport sur le logement européen publié à Genève en 1939 par le Comité international de la statistique. Cet organisme, lié à la Société des nations et au Bureau international du travail, y donne une définition du logement. Elle se fonde sur quatre critères : le nombre de pièces habitables, leur salubrité, la composition du ménage et le caractère de ses occupants. Pour ces derniers, les experts décident de compter chaque personne physique, quels que soient leur âge et leur sexe et non le seul chef de famille.
Même si, en Union soviétique, le ménage reste l’unité de mesure dans l’attribution des appartements communautaires ou dans les cas d’échanges d’appartement, dans le bloc communiste aussi, les choses commencent à bouger. Ainsi, la RDA donne une priorité de logement aux femmes qui travaillent et élèvent des enfants sans être légalement mariées, dans le cadre d’une loi sur la protection des mères et des enfants. Mais, comme toujours et en tous lieux, les lois n’empêchent pas de laisser la prépondérance aux chefs de famille masculins. En France, le verrou saute en 1965 avec la réforme des statuts matrimoniaux, puis en 1970 quand l’autorité paternelle est remplacée par l’autorité parentale : les deux époux assurent désormais ensemble « la direction morale et matérielle de la famille », donc du logement. En Espagne, l’abolition du permiso marital, qui exige des femmes mariées qu’elles aient le consentement de leur conjoint pour presque toutes les activités économiques, dont l’emploi et la propriété, intervient en 1975, après la mort de Franco.
L’évolution du droit conduit au xxie siècle à atténuer les discriminations juridiques entre habitants et habitantes d’un logement. Reste la question des revenus où l’absence de parité contribue à maintenir une plus grande précarité des femmes. Celle-ci est accentuée par la désaffection vis-à-vis du mariage, qui assurait une certaine protection en cas de séparation par le versement d’une pension alimentaire. On en voit les résultats dans l’augmentation des femmes, mères célibataires ou divorcées surtout, qui ont rejoint la cohorte des hommes vivant dans la rue.