Les femmes ont toujours travaillé, mais pas, loin de là, dans toutes les professions. Celles des pouvoirs politique, économique ou encore scientifique ont pu leur être longtemps fermées, tant pour l’accès à la médecine, au barreau, à l’ingénierie, aux sciences, à la magistrature, aux armées ou encore à la haute fonction publique. Sur le long terme, ce qui frappe le plus est bien l’homogénéité des comportements des différentes cultures nationales à l’égard des femmes, finalement résolus dans des directives européennes d’égalité doublée de parité au début du xxie siècle.
Le temps de la tolérance : années 1880-années 1920
Au cours de cette période, les femmes sont maintenues à l’écart de la professionnalisation de la société, les métiers de décision et d’autorité sont pensés au masculin. C’est d’abord autour de l’accès aux baccalauréats, donc aux universités et aux écoles spécialisées qui se multiplient pour répondre aux nécessités de la seconde industrialisation triomphante, que les revendications s’organisent dans la seconde moitié du xixe siècle. Mais il faut néanmoins attendre les années 1910-1920 pour que les jeunes filles aient, sans avoir à solliciter des passe-droits, accès aux baccalauréats, Abitüre, higher school certificates et autres maturita, tickets d’entrée pour les formations supérieures.
Dès les années 1860, des pionnières, soutenues par des parlementaires et des universitaires, forcent la porte des universités : en 1859, Natalia Korsini, une des « monstres en cheveux courts », entre à l’université de Pétersbourg ; en 1871, Julie Daubié (1824-1874), institutrice féministe militante, est la première licenciée ès lettres de la Sorbonne. Entre temps, la faculté de médecine de Paris a ouvert ses portes (1867), après celle de Zurich (1864) ; expulsée en 1861 du Middelsex Hospital, Elizabeth Garret Anderson (1836-1917), première doctoresse anglaise, fait ainsi son cursus à Paris. Plus tard, Marie Sklodowska-Curie (1867-1934) obtient en Sorbonne une licence de sciences, puis de mathématiques. Bien d’autres étudiantes européennes viennent s’inscrire en France et en Suisse, notamment des Russes lors de leur exclusion des universités (entre 1863 et 1873) et après les lois de mai 1882 qui instaurent des quotas pour les juifs.
Les revendications sont similaires pour l’ouverture des facultés de droit où, néanmoins, l’obtention d’une thèse ne signifie pas que plaider soit acquis : la Suède ouvre l’avocature en 1897, la France trois ans plus tard, quand le Portugal, la Belgique, l’Allemagne, la Grande-Bretagne attendent les lendemains de la Première Guerre mondiale. En revanche – et c’est le cas partout – la magistrature ne s’ouvre aux femmes que lorsque le droit de vote leur est octroyé.
De fait, les traditions religieuses nationales — catholiques, protestantes comme orthodoxes — ne tracent pas de ligne de partage, pas plus que les traditions juridiques, droit romain vs. common law. Les itinéraires de ces « premières », féministes avérées, ne rendent pas compte de la lente percée des femmes : jusqu’aux lendemains de la Première guerre mondiale elles ne se comptent que quelques centaines dans chaque pays et elles se réfugient le plus souvent dans les soins aux femmes et aux enfants, pour les doctoresses, et dans la défense juridique, pour les avocates.
La mixité formelle : années 1920-années 1970
Des années 1920 aux années 1970, les métiers de « cadres supérieures », dirait-on aujourd’hui, dans l’industrie, le commerce et l’administration s’ouvrent les uns après les autres. Mais restent des pesanteurs et des contrastes nationaux liés au poids des normes sociales genrées : ni l’encadrement, ni les techniques ne pourraient convenir aux femmes. C’est l’exemple des écoles d’ingénieur.e.s, où elles sont admises en 1917 pour la France, 1918 pour le Portugal, 1919 pour la Belgique, l’Angleterre et l’Allemagne, 1920 pour la Suède et la Grèce. Pourtant les jeunes femmes les fréquentent peu : l’École polytechnique d’Athènes compte quinze diplômées entre 1923 et 1949, soit epsilon ou quasi, puis les pourcentages grimpent lentement, de 2,8 % au milieu des années 1960 à 8 % à la fin des années 1970. Dans les autres pays, les femmes sont également ultra-minoritaires, même quand existent des écoles pour femmes, comme l’École polytechnique féminine, ouverte en France en 1925 (plus d’une centaine de diplômées par an dans les années 1960).
Fait notoirement exception l’URSS, où l’égalité entre les sexes est affirmée, où la mixité prévaut à tous les niveaux de formation et où aucune profession n’est fermée : en 1970, les femmes sont majoritaires parmi les ingénieur.e.s (58 %) et elles sont aussi déjà 40 % des magistrat.e.s et 76 % du corps médical, proportions que les autres pays européens n’atteignent, globalement, qu’au début du xxie siècle.
Les États ne donnent pas l’exemple. Certes, les postes de responsabilité dans les fonctions publiques occidentales s’ouvrent eux aussi successivement entre 1920 et 1927 (de la France à la Finlande), mais dans des limites longtemps en adéquation avec la segmentation sexuée des métiers et professions. L’exemple de l’enseignement montre que, si la présence féminine est forte pour s’occuper des enfants et des jeunes, l’enseignement supérieur est chasse gardée : en France, il n’y a qu’une femme professeure des Universités avant la Seconde Guerre mondiale — la juriste Suzanne Basdevant-Bastid (1906-1995) — quand la Belgique en compte cinq, la « première » étant aussi une juriste, Madeleine Dwelshauvers-Gevers (1897-1994), et l’Allemagne aucune. En 1953, une enquête auprès des universitaires allemands montre qu’un quart d’entre eux est irrémédiablement hostile aux études supérieures pour les femmes et que 80 % sont opposés à l’idée qu’une femme puisse être professeure : « La femme n’a pas besoin d’étudier pour s’élever dans l’échelle sociale : il lui suffit d’épouser un Akademiker [universitaire]. » Ceci dit, la féminisation de cette profession du pouvoir intellectuel est lente, puisque qu’en 2006 les femmes ne sont que 11 % du corps des professeur×e×s en Europe, avec de fortes variantes nationales — 5 % aux Pays-Bas et en Allemagne, 13 % en France ou en Suède, 17 % au Portugal — et, selon les disciplines, avec une plus forte présence en langues et littérature qu’en physique ou mathématiques, champs scientifiques qui sont dits ne pas correspondre à la « nature » et aux « capacités » féminines.
De l’égalité à la parité : années 1980-années 2020
Le bouleversement des normes sociales et les revendications égalitaires issues des « années 68 » entraînent, d’une part, l’indispensable maîtrise de la maternité (contraception et IVG) nécessaire pour mener carrière et, d’autre part, la mixité des formations tant scolaires (1974 en France et en Allemagne, 1979 en Suède et en Grèce) que supérieures ; cette mixité est par ailleurs doublée d’un maillage territorial de plus en plus dense qui multiplie les universités et les écoles de formation et, par ricochet, les diplômées.
Durant ces décennies, les femmes progressent dans toutes les professions très diplômées à des rythmes variables : entre 1980 et 2004, le pourcentage de femmes médecins est passé de 25 % à 38 % en moyenne pour les pays de l’OCDE (fig. 2). Ceci dit, ces moyennes occultent les « niches » masculines, par exemple celle de l’orthopédie supposée nécessiter une force physique réservée aux hommes ; la France n’y compte ainsi que 5 % de femmes au début du xxie siècle. Ces « chasses gardées » illustrent un invisible « plafond de verre » qui bride la progression des femmes dans les métiers où les gratifications salariales et/ou décisionnelles sont importantes. Elles expliquent, pour une large partie, les différences de revenus entre les deux sexes. Ces dernières ne disparaissent que lentement, soutenues néanmoins par les directives de la Communauté européenne — en 2006, la Charte européenne pour l’égalité des femmes et des hommes dans la vie locale — et le soutien de la Cour de justice de l’UE pour leur application.
Aujourd’hui, deux indicateurs mesurent la lente progression de l’égalité entre les sexes dans les États de l’UE : d’une part, le nombre de femmes dirigeantes d’entreprises : en 2019, elles se comptent pour un tiers en moyenne, avec encore de fortes disparités. Et, d’autre part, le nombre de femmes dans les parlements : 30 % en moyenne, mais seulement 12,6 % en Hongrie, 28,8 % en Pologne contre 46,7 % en Suède.