Harcèlement sexuel au travail

xixe-xxie siècle

Le harcèlement sexuel au travail pose non seulement des problèmes de définition, s’inscrivant tantôt comme une caractéristique du harcèlement moral ou de la violence en général, tantôt comme une entité spécifique. Le travail se révèle comme un lieu spécifique d’exercice de la violence et du pouvoir, ce dont témoigne la problématique du harcèlement sexuel. Face à ce phénomène, se déploient des tentatives de réponses qui prennent essentiellement, dans les différents pays d’Europe, la forme réglementaire du droit.

Le contremaître Penaud : « Tas de brutes ! Vous voulez me faire faire la culbute, sous prétexte que j’ai culbuté vos femmes !… ». Jules Grandjouan, L’Assiette au beurre, no 214, 6 mai 1905, lors de la grève de Limoges. Source : Gallica.
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Insultes, blagues sexistes, pornographie, attouchements, agressions physiques… le harcèlement sexuel peut prendre différentes formes, y compris au travail. Il doit être envisagé dans le cadre plus large des résistances sociales au travail féminin. Au xixe siècle, les épouses qui travaillent doivent requérir l’autorisation de leur conjoint, dans la plupart des pays européens, en application des codes civils, puis du droit du travail. Dans ce contexte, le harcèlement sexuel en situation de travail s’apparente à un « droit de cuissage », un abus de pouvoir sexuel, pratiqué en particulier au moment de l’entrée des femmes dans le salariat. Si ce dernier signifie contrainte et soumission, il permet également de nouvelles formes d’émancipation de la tutelle patriarcale et familiale. D’où des luttes féministes contre le harcèlement sexuel afin de permettre d’acquérir une indépendance financière dans des conditions dignes.

Des luttes pour la dignité

Dès la fin du xixe siècle, craignant la promiscuité et l’immoralité supposée de l’usine, certains parents placent leurs filles dans des couvents-usines, comme dans l’Ain, le couvent soyeux de Jujurieux fondé en 1835. Elles y subissent néanmoins une discipline de fer et ne sont rémunérées qu’à la prime. Ailleurs, face aux pressions et chantages sexuels, des formes de solidarités féminines, reposant essentiellement sur la structuration de collectifs et une expérience commune du travail, s’organisent dès la fin du xixe siècle. Contre les abus de pouvoir et l’« autorité » du patron, celle des contremaîtres ou encore celle des collègues masculins, des femmes se mettent alors en grève dans des ateliers de production industrielle. C’est le cas en Allemagne lors des grèves importantes de 1880 commentées par Clara Zetkin (1857-1933) dans Die Gleichheit [L’Égalité] qui y dénonce la « double morale » qui ferme les yeux devant les comportements sexuels masculins tout en condamnant le moindre écart quand il s’agit des femmes. À Limoges en 1905, l’usine de porcelaine Haviland se met en grève suite au renvoi d’une ouvrière ayant refusé de céder aux avances du contremaître. Le travail reprend une fois celui-ci renvoyé. En Autriche, la militante social-démocrate Adelheid Popp (1869-1939) dénonce dans La Jeunesse d’une ouvrière, paru en 1909, « la traque » subie par les jeunes femmes à l’atelier. Traque que relate également la syndicaliste Suzanne Gallois (1898-1992) à propos de l’univers de la bonneterie dans la région de Troyes dans les années 1930.

Le travail, un lieu spécifique des violences faites aux femmes

Au cours du xxe siècle, marqué par des mutations rapides des modes d’organisation du travail, le harcèlement sexuel s’insère dans la problématique plus large des violences faites aux femmes. Les différentes enquêtes menées en Europe sur le sujet depuis la fin du siècle dernier s’accordent sur le caractère intentionnel du comportement de l’auteur, et sur le caractère « non désiré » pour la victime. Des différences existent toutefois entre pays quant à la qualification du caractère non désiré du comportement, lequel n’est du reste pas mentionné dans la législation en Espagne, aux Pays-Bas, ou en Suède, au contraire d’autres pays comme la Suisse. Ces différences révèlent les difficultés relatives à la définition du harcèlement sexuel et aux problèmes pratiques posés par l’interprétation des textes juridiques face à la complexité des situations concrètes. Les définitions du harcèlement sexuel trouvent généralement leur place dans des textes généralistes sur la promotion de l’égalité hommes-femmes, ou la lutte contre les discriminations et les violences. Progressivement le harcèlement sexuel est transcrit dans la loi des différents pays, plus rarement dans les codes pénaux : France (1992, 2002 et 2012), Belgique (2002), Espagne (2007).

Une étude européenne en 2014 estimait que 68 % des femmes vivant en Angleterre auraient été victimes de harcèlement sexuel au travail, contre 35 % en Autriche et 32 % au Portugal, révélant le travail comme un lieu spécifique d’exercice des violences faites aux femmes.

Le poids du droit communautaire sur le harcèlement sexuel au travail

Au-delà des difficultés relatives à l’étiologie du harcèlement sexuel au travail, se dégage un ensemble de questions relatives à la prise en compte de la problématique des rapports sociaux de travail et du genre. Celle-ci est notamment portée par des associations féministes ; en France, la sociologue Marie-Victoire Louis (née en 1945) dans la continuité de ses travaux, cofonde en 1985 l’Association contre les violences faites aux femmes au travail (AVFT), devenue association européenne en 1990. Indéniables, les progrès ne se limitent d’abord concrètement qu’à la mise en œuvre de mesures incitatives relatives à la parité, à des présentations formelles des définitions sur le harcèlement sexuel, ou le sexisme en entreprise.

En réalité, ce sont les avancées du droit communautaire (résolution du Conseil du 29 mai 1990 concernant la protection de la dignité de la femme et de l’homme au travail, recommandation de la Commission datée du 27 novembre 1991) qui permettent les avancées en matière de prévention du harcèlement sexuel au travail sur le plan national. La législation intègre principalement trois perspectives : discrimination, dignité, hygiène et sécurité, et définit le harcèlement sexuel comme un comportement non désiré à connotation sexuelle, s’exprimant physiquement, verbalement ou non verbalement, ayant pour effet de porter atteinte à la dignité d’une personne et, en particulier, de créer un environnement intimidant, hostile, dégradant, humiliant ou offensant.

Si au cours des années 2000 la plupart des pays d’Europe se dotent de législations sur le harcèlement moral et sexuel au travail (directive européenne de 2002 et accord européen sur le harcèlement et la violence au travail du 26 avril 2007), toutefois des travaux récents en clinique du travail soulignent que la spécificité du harcèlement sexuel a tendance à être occultée par l’ampleur accordée à celle du harcèlement moral au travail. Ce dernier popularisé par l’expression de mobbing fait du harcèlement sexuel une forme de violence parmi d’autres infligées à des salarié.e.s en situation de travail. L’identification des agissements permettant de caractériser le harcèlement sexuel au travail fait ainsi l’objet de débats auxquels les droits européens ne fournissent pas de réponse identique. Par exemple, en Suède et en Allemagne, les lois font référence aux comportements de nature sexuelle que ceux-ci s’expriment par des agissements caractérisés, comme des attouchements, mais aussi des remarques verbales ou l’exposition à des contenus pornographiques. D’autres États adoptent des législations plus restrictives, tels l’Espagne ou le Royaume-Uni, excluant que le comportement non verbal puisse être un élément caractéristique du harcèlement sexuel.

La médiatisation – notamment par le web (#balancetonporc et #metoo) – de la fréquence du harcèlement sexuel, notamment dans le monde politique, universitaire, hôtelier, artistique, en Europe, comme aux États-Unis (affaire Weinstein), révèle que l’analyse du phénomène du harcèlement sexuel peut être brouillée par les dimensions excitantes de la sexualité qui fait irruption sur la scène professionnelle. La compréhension du harcèlement sexuel au travail ne peut cependant se réduire à une approche individuelle, mais doit être resituée dans le contexte de l’organisation du travail et de l’entretien des rapports de domination. Ainsi la mise en place de défenses professionnelles, structurées par la référence à la virilité, contre la peur, la honte ou encore l’injustice, s’accompagne régulièrement de modes de dépréciation du « féminin », de la vulnérabilité et de la souffrance d’autrui, qui caractérisent les positions assumées en majorité par les femmes et les « minorités ».

Citer cet article

Isabelle Gernet , « Harcèlement sexuel au travail », Encyclopédie d'histoire numérique de l'Europe [en ligne], ISSN 2677-6588, mis en ligne le 22/06/20 , consulté le 19/03/2024. Permalien : https://ehne.fr/fr/node/12351

Bibliographie

Louis, Marie-Victoire, Le droit de cuissage. France, 1860-1930, Paris, Éditions de l’Atelier, 1994.

Milczarek, Malgorzata, « Workplace Violence and Harassment : a European Picture », European Agency for Safety and Health at Work, 2010.

Timmerman, Greetje, Bajema, Cristien, « Sexual Harassment in Northwest Europe. A Cross-Cultural Comparison », The European Journal of Women’s Studies, 6, 1999, p. 419-439.

Vidéos INA

Témoignages de femmes harcelées au travail. A2 Le Journal 20H. 1989.

Des femmes témoignent du chantage sexuel auquel elles ont été confrontées dans leur travail, A2, Moi je, 1982

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