Le cinéma de fiction européen est souvent considéré comme un « cinéma d’art » – dès les années 1910 avec le cinéma scandinave, puis dans les années 1920 avec l’expressionnisme allemand, l’avant-garde soviétique et l’avant-garde impressionniste française, et jusqu’au « cinéma d’auteur » d’aujourd’hui –, qui ferait face au cinéma « commercial » hollywoodien. Il demeure encore principalement associé à un panthéon de « génies » exclusivement masculins (de Georges Méliès [France 1861-1938] à Jean-Luc Godard [Suisse 1930-] en passant par Roberto Rossellini [Italie 1906-1977], Ingmar Bergman [Suède 1918-2007], etc.), alors que l’image du cinéma hollywoodien, toutes proportions gardées, bénéficie d’un attachement plus marqué aux stars féminines dont il a pu favoriser le rayonnement (de Lilian Gish [1893-1993] à Sharon Stone [1958-] en passant par Marilyn Monroe [1926-1962]). Ce cinéma « d’auteur » construit le plus souvent les personnages féminins comme des objets du désir masculin ou, plus rarement, des victimes à sauver, quand elles ne sont pas transformées en créatures fatales ou diaboliques, trahissant ainsi qu’elles sont d’abord le produit de l’imagination masculine et patriarcale.
La figure du réalisateur a été perçue de longue date comme la source majeure de créativité depuis Abel Gance (France 1889-1981) et Victor Sjöström (Suède 1879-1960). Les Cahiers du cinéma ont théorisé dans les années 1950 la « politique des auteurs », en constituant un canon exclusivement masculin, en vertu d’un biais masculiniste inhérent à la notion de « génie ». L’existence de réalisatrices tout aussi originales, lorsqu’elle n’est pas ignorée, est systématiquement minorée : Agnès Varda (France 1928-2019), Lion d’or à Venise pour Sans toit ni loi (1985) témoigne d’une esthétique poétique aussi originale que ses thématiques centrées sur les femmes (Cléo de 5 à 7, 1962), le féminisme (L’une chante et l’autre pas, 1977) et les rapports de couple (Le Bonheur, 1965) ; Kira Muratova (URSS-Ukraine 1934-2018) s’est heurtée dès son premier long-métrage, Brèves rencontres, en 1967, à la censure soviétique qui a retardé la sortie de son deuxième film, Longs adieux (1971), jusqu’en 1987 ; ses chroniques poético-politiques sont centrées sur le quotidien difficile des femmes alors que les hommes fuient cette société bureaucratique. L’Anglaise Sally Potter (1949-) est connue pour son adaptation poétique d’Orlando (1992) de Virginia Woolf, où Tilda Swinton joue un personnage qui traverse les siècles en changeant de sexe…
Mais cette focalisation sur le « cinéma d’art » a eu pour conséquence d’effacer le riche cinéma populaire européen, accessible à un large public grâce à son respect des conventions génériques et à la présence de stars : Alice Guy (1873-1968) invente chez Gaumont un cinéma de fiction en prise directe avec les enjeux de société (Les Résultats du féminisme, 1906). Jacqueline Audry (France 1908-1977) a pu s’imposer dans les années 1950 et 1960 à travers des films à costumes Belle Époque et des adaptations de Colette, pour raconter des histoires d’émancipation féminine ; Doris Dörrie (Allemagne 1955-) a choisi la comédie pour tourner en dérision les obsessions sexuelles masculines (Männer… 1985 ; Ich und Er 1988) et la vie de couple (Naked, 2002) ; grâce à ces réalisatrices, peu nombreuses dans un cinéma qui demeure majoritairement masculin, l’écran s’est peuplé de femmes de tous âges, qui sont les sujets de leur propre histoire.
En Europe, les genres cinématographiques sont moins fortement genrés qu’à Hollywood, mais certains qui sont identifiés comme typiquement masculins aux États-Unis, ont connu aussi des déclinaisons européennes comme le western spaghetti italien avec Sergio Leone (1929-1989) ; en revanche, le policier ou thriller, qui devient un genre européen majeur après-guerre avec le réalisme noir en France, est plus mixte dans sa distribution, mais se caractérise le plus souvent par une misogynie agressive. Ce genre populaire privilégie des héros, où les femmes sont à la fois des objets de désir, des menaces et des obstacles, comme dans Divorce à l’italienne (Pietro Germi, 1961) où Marcello Mastroianni, amoureux de la jeune Stefania Sandrelli, invente un scénario pour tuer sa femme, le divorce étant interdit en Italie. La comédie reste un genre clairement masculin et misogyne en Europe, même si des femmes ont tenté d’en infléchir les ressorts comiques (Trois hommes et un couffin, Coline Serreau, 1985 ; Gazon maudit, Josiane Balasko, 1994).
Aujourd’hui et depuis les années 1970, le film historique (heritage film) est le seul genre populaire européen qui s’exporte mondialement. Bien qu’il soit souvent accusé d’être conservateur à cause de sa narration classique, c’est un genre traditionnellement apprécié par un public féminin, y compris parce qu’il fait la part belle aux personnages féminins : Le Guépard (Luchino Visconti, Italie, 1963) fait une star de Claudia Cardinale, la belle roturière dont s’éprend l’aristocrate Alain Delon ; dans La Route des Indes (David Lean, Grande-Bretagne, 1984) une jeune Anglaise (Judy Davis) rencontre un jeune médecin indien qui lui révèle le racisme colonial en Inde en 1920 ; Le Festin de Babette (Gabriel Axel, Danemark 1987), raconte comment la domestique française (Stéphane Audran) de deux vieilles filles puritaines remercie la communauté qui l’a accueillie par un somptueux repas. Mais bien que les figures féminines des films européens soient davantage ancrées dans des types sociaux et dans un contexte réaliste que celles des productions hollywoodiennes, elles sont souvent construites en référence à un « éternel féminin ».
Les stars européennes, en particulier les femmes, ont depuis longtemps atteint une stature internationale en faisant carrière à Hollywood : Greta Garbo (1905-1990) arrive de Suède en 1926 et deviendra la plus grande star d’Hollywood en incarnant une féminité androgyne et puissante ; Marlene Dietrich (1901-1992) émigre d’Allemagne en 1931 avec son mentor Joseph von Sternberg qui la construit en sept films comme une figure de femme fatale ; Ingrid Bergman (1915-1982), « importée » de Suède en 1936 par le producteur David O. Selznick, obtient un Oscar en 1945, devient la star la mieux payée en incarnant une féminité à la fois sensuelle et émouvante. Sophia Loren (1934-) trouve le succès dans le cinéma populaire italien des années 1950 ; entre Hollywood et l’Italie, elle poursuit une carrière internationale et obtient l’Oscar et le prix d’interprétation à Cannes pour La Ciociara (Vittorio de Sica, 1960).
Mais beaucoup ont une énorme popularité dans leur pays et parfois en Europe tout en restant inconnues outre-Atlantique : Martine Carol (1920-1967) trouve le succès au début des années 1950 avec Caroline chérie, à la fois modèle de féminité et objet érotique, avant d’être détrônée par Brigitte Bardot (1934- ) dont la gloire sera mondiale ; la Suédoise Zarah Leander (1907-1981) trouve la gloire dans l’Allemagne nazie sans se compromettre avec le régime, et sa liberté sexuelle en fera une icône gay ; l’Espagnole Sarah Montiel (1928-2013) rencontre d’abord le succès au Mexique et à Hollywood mais deviendra une idole dans l’Espagne franquiste en interprétant des mélodrames musicaux.
Mais la lutte contre les stéréotypes de genre est freinée par le culte de « l’artiste » – réalisateur comme acteur. Les réalisatrices continuent de subir de fortes discriminations en termes de budget et de salaire, alors que les actrices se heurtent à des discriminations en termes d’âge et de rôle, et les femmes sont d’une manière générale rarement primées dans les festivals internationaux. Depuis les années 2000, diverses incitations européennes et nationales ont permis d’atteindre une moyenne de 20 % par an de films réalisés par des femmes, avec de grandes disparités (moins de 10 % dans les pays du Sud contre 30 % en Suède). Malgré la mobilisation de 82 professionnelles du cinéma lors du festival de Cannes en 2018, réclamant l’égalité dans le milieu du 7e art, le mouvement #MeToo a eu un impact inégal en Europe.