La diversité des cadres juridiques et politiques de la propriété rurale
Depuis le xixe siècle, la vie rurale est marquée par les structures agraires, la répartition des biens, les arrangements familiaux et domestiques ainsi que par les modèles matrimoniaux et la mobilité qui impactent les relations de genre. Le droit et la connaissance, les réformes et les programmes politiques ont contribué à façonner des milieux de vie ruraux qui se voient confrontés depuis deux siècles à des bouleversements sociaux et économiques majeurs. En Europe, la vie rurale, son organisation juridique et ses évolutions prennent des formes très diverses : jusqu’en 1848, les campagnes, dans les territoires allemands et autrichiens, sont structurées autour de seigneuries foncières et domaniales tandis qu’en Russie le servage domine jusqu’en 1861. Jusqu’au xxe siècle, ce sont les grandes propriétés qui perdurent, à l’instar des latifundia en Italie du Sud et en Espagne ou des fidéicommis à l’est de l’Empire allemand et dans la monarchie des Habsbourg. Les mezzadria (métayage) désignent des conventions d’affermage désavantageuses existant en Italie centrale et du Nord jusque dans les années 1980. La collectivisation de l’agriculture est introduite entre 1929 et 1933 en Union soviétique, suivie, en 1945, par les autres pays d’Europe de l’Est. Face à cette diversité, depuis 1956, l’idée d’une politique agricole commune fait partie des objectifs fondamentaux de l’Union européenne.
Héritages et rapports de genre
Les cadres politiques et juridiques déterminent des rapports de pouvoir spécifiques et la propriété structure les inégalités sociales ainsi que les rapports de genre. On peut ainsi se demander qui, dans différents contextes spatiaux et temporels, a accès aux biens fonciers paysans et comment sont organisés les transferts de propriété. Existe-t-il des différences entre hommes et femmes ? De quoi hérite-t-on ? Que vend-on et que redistribue-t-on – par exemple aux nouveaux paysans de la zone d’occupation soviétique après 1945 ? En Europe du Nord, on ne peut hériter des terres de la Couronne qu’au cours du xixe siècle. Dans des régions où existe le partage matériel, tous les enfants reçoivent des parts de la propriété, ce qui augmente sensiblement les chances, pour les femmes, d’obtenir au moins des champs ou des prés. Dans certaines régions, comme au nord de la France, on ne partage les biens qu’entre les fils, tandis que les filles reçoivent une dot sous forme d’argent. La succession en indivision favorise souvent les fils, mais peut aussi être ouverte aux filles. Il arrive que les frères et sœurs exclus de la succession, qu’on appelle les héritiers cédants, reçoivent aussi des terres librement transmissibles. Hériter ne signifie pas seulement de jouir d’un traitement de faveur, mais aussi d’assumer des devoirs et dettes. Jusqu’au xxe siècle, les héritiers cédants, a fortiori quand il s’agit de frères, courent le risque du déclassement social, surtout s’ils n’ont accès ni à l’artisanat, ni au commerce, au travail salarié, aux études ou à un mariage avantageux, et s’ils n’émigrent pas. Les relations de parrainage, en revanche, peuvent garantir une forme de rééquilibrage social.
Le Code civil français de 1804 prévoit que tous les enfants reçoivent le même héritage, quel que soit leur sexe. Mais des stratégies de contournement apparaissent précisément dans le contexte paysan, par exemple à travers des donations effectuées du vivant des parents. Les sources montrent que, dans les Pyrénées françaises, au xixe siècle, un nombre croissant de filles entrent en succession. Les fils préfèrent émigrer dans des régions industrielles ou aux États-Unis. À l’inverse, ces dernières décennies, l’émigration des femmes est devenu un problème structurel, surtout dans les régions montagneuses et périphériques, comme le Béarn, dans le sud-ouest de la France.
Les veuves dans les chaînes de transmission
Des transferts de propriétés peuvent également s’effectuer à l’intérieur de communautés de biens entre personnes mariées. Il faut donc aussi prendre en considération les différents régimes matrimoniaux, en plus des pratiques respectives en matière de succession. Les interactions entre ces deux domaines prennent des formes extrêmement variées. Le régime de communauté de biens se révèle très favorable pour les veuves, puisqu’il leur garantit au moins la moitié du patrimoine total. Elles peuvent ainsi reprendre la ferme et verser leur part d’héritage aux enfants, sécuriser leur situation, poursuivre l’exploitation et se remarier. Comme elles partagent ensuite leurs droits de propriété avec leur nouveau mari, elles sont considérées comme de bons partis. Dans les cas extrêmes, on observe de véritables chaînes de remariages – par exemple à Belm, dans l’arrondissement d’Osnabrück, ou dans l’actuelle Basse-Autriche. Cependant, les femmes doivent également assumer les dettes. Sous le régime de la séparation de biens, en revanche, comme dans le Tyrol du Sud (actuelle Italie), la priorité va aux enfants ou, s’il n’y en a pas, à la famille du défunt. Les veuves qui accèdent à la propriété par le mariage ne reçoivent en général qu’un droit d’hébergement et de quoi couvrir leurs besoins élémentaires ou – si les enfants sont encore mineurs – un droit de jouissance temporaire de la propriété. La position sociale et économique des épouses et des veuves est directement liée – à travers la dot et l’héritage – au statut et aux biens de leur propre famille. Dans le cas de la communauté réduite aux acquêts, les biens apportés restent séparés et les acquisitions effectuées pendant le mariage sont mises en commun – par exemple dans le Wurtemberg, en Allemagne. Que les veuves se retrouvent à la tête d’un foyer paysan ou dans un hospice dépend alors de leur âge, de l’existence éventuelle d’enfants et de leur âge, de la configuration du ménage, de la situation juridique, etc. Dans les mariages avec une fille héritière, il arrive que l’époux prenne le nom de la ferme ou soit adopté. Cette « incorporation » laisse penser que, dans certaines régions, on accorde une grande importance à la continuité de la propriété paysanne, symbole de l’existence de logiques « dynastiques ».
Les cessions d’exploitations s’effectuent fréquemment à l’occasion du mariage du futur héritier ou de la future héritière. Elles peuvent rester hypothétiques et dépendent du pouvoir que garde le père en matière de décision et de gestion économique, ou signifier le retrait du couple parental ou du parent veuf. Cette seconde situation est majoritaire en Europe. Les contrats entre la génération cédante et la génération reprenante précisent les droits et besoins en incluant des transferts en nature – ce qui disparaît quasiment au xxe siècle. La propriété de biens reste cependant le facteur déterminant de la sécurisation du grand âge dans le monde rural. Cela ne change que relativement tard, dans la deuxième moitié du xxe siècle, avec l’introduction de la sécurité sociale pour les domestiques et les agriculteurs, qui – à la différence d’autres secteurs – n’a d’abord existé, dans l’entre-deux-guerres, que sous une forme rudimentaire, même dans les pays les plus riches.
« Le paysan », « la paysanne », « la paysannerie » et la famille paysanne ont à plusieurs reprises fait l’objet d’idéologisations, pendant le national-socialisme comme le socialisme réel, mais aussi dès le xixe siècle. Le modèle de la famille paysanne réunissant trois générations sous un même toit avec le père en position de pouvoir autoritaire, gage de stabilité sociale, est ainsi vanté par des sociologues comme le Français Frédéric Le Play et l’Allemand Wilhelm Heinrich Riehl. Le Play considère l’inégalité entre les sexes comme une « bénédiction » pour les femmes, qui souhaitent être « aimées et protégées », tandis que Riehl la qualifie de « nécessité naturelle ». Les recherches sur l’histoire de la famille et du genre, quant à elles, mettent l’accent sur la répartition genrée du travail.