S’il est une image toujours convoquée lorsqu’on évoque les mouvements révolutionnaires du xixe siècle, c’est bien celle de la Liberté guidant le peuple, le tableau d’Eugène Delacroix (1830). La participation des femmes dans les mobilisations politiques et sociales n’est pourtant pas nouvelle, elles sont déjà présentes dans les émeutes frumentaires d’Ancien Régime et les grandes journées de la Révolution française. Elle n’en demeure pas moins inédite dans sa diffusion et sa postérité alors que le recours à l’appareil barricadier devient dans toute l’Europe une des stratégies majeures, à la fois défensives et offensives, des prises de pouvoir populaires et urbaines. Forme qui ne renaît qu’épisodiquement au xxe siècle, davantage comme une citation du passé que comme une stratégie. La question du rapport entre femmes et barricades ne se résume pas à comptabiliser leur présence effective. Les sources minimisent, ou au contraire, soulignent leur rôle, celui-ci devenant un curseur des excès du combat : la violence féminine témoigne alors du dérèglement tant politique que social à l’œuvre. C’est notamment le cas de la Commune de Paris où domine en 1871 la figure de la pétroleuse, combattante et incendiaire.
La barricade apparaît comme un lieu mixte où les relations entre femmes et hommes se fondent aussi sur des liens plus ordinaires d’interconnaissance et surtout familiaux. Elle est affaire de voisinage dans la plupart des combats du xixe siècle. C’est la cellule familiale qui monte au combat. Elle mobilise toutes sortes d’acteurs qui ne prennent pas forcément les armes. Il faut la construire, elle demande à être entretenue, à être ravitaillée en vivres et en eau (en vin selon ses détracteurs) ; on y dégage les morts et les blessés. Infirmière, ambulancière, nourricière, la femme y est donc par ses fonctions « usuelles » indispensable. Si ces activités ne sont pas celles du combattant, rien n’indique cependant que l’arme ne passe pas parfois des hommes aux femmes, tout comme le drapeau. Si la représentation de la barricade est le plus souvent identique dans l’Europe de 1848 – certaines images servant à la fois dans la presse française, allemande et autrichienne –, celle des femmes diffère selon les pays. Ainsi, en France, les femmes portent peu le fusil, elles apparaissent surtout sur les côtés de la barricade ou juchées sur celle-ci, brandissant un drapeau. La femme en armes est plus présente dans l’imagerie révolutionnaire ou contre-révolutionnaire allemande, italienne ou autrichienne, comme le montrent les gravures du caricaturiste autrichien Johann Christian Schoeller (1782-1851). Dans le contexte des mouvements des nationalités, la femme des barricades s’inscrit dans un répertoire d’actions militaires autant que révolutionnaires qui les représente sous les traits d’Amazone ou travestie en homme pour rejoindre les armées.
Pour autant, les sources font peu état d’une action violente féminine. Rares sont les témoignages qui indiquent que les femmes donnent la mort par les armes. Les archives policières ne fournissent quant à elles qu’un aperçu de leur nombre et de leur rôle. En juin 1848 à Paris, les jugements font apparaître essentiellement deux types de femmes fortement stéréotypés : la matrone qui harangue – la prise de parole étant aussi importante que la prise des armes – et la jeune fille porte-drapeau, emblème révolutionnaire plus qu’actrice. Les récits insistent souvent sur la présence de la « fille publique », même si le nombre avéré des prostituées est infime. L’héroïsation de la victime féminine, « innocente », est aussi un topos récurrent à partir de 1830 : telle cette Française tuée alors sur les barricades de la place des Victoires, ou l’Autrichienne Elisabeth March abattue lors de l’insurrection viennoise de mars 1848. Les femmes sont particulièrement actives dans les insurrections du Printemps des peuples. Margarethe Adams est l’une des 585 femmes arrêtées et interrogées en septembre 1848 à Francfort pour avoir transporté des pierres, des fusils et contribué à la construction des barricades. En 1850 encore, Pauline Wunderlich est condamnée à la prison à vie pour son rôle dans les combats de Dresde entre le 3 et le 10 mai 1849.
La barricade exclusivement féminine demeure objet de fantasmes autant que de controverses, telle la « barricade des femmes » pendant la Commune de Paris (1870-1871). De nombreux récits contradictoires sur ce « bataillon des fédérées » du XIIe arrondissement alimentent la légende noire de la Commune et intègrent les pétroleuses au grand récit de l’émancipation des femmes. Leur participation sert à humilier des hommes qui ne remplissent pas leur rôle viril : leur action combattante ou militaire vise à remplacer les hommes, absents ou défaillants. Mythe ou réalité ? Louise Michel (1830-1905) raconte comment elle a lutté sur les barricades, à partir de janvier 1871, parfois habillée en garde national aux côtés de femmes anonymes.
Au xxe siècle, la prégnance de la photographie, davantage miroir du réel, ne sublime pas la présence des femmes sur les barricades, dès lors moins exaltée et moins dénoncée. Les icônes s’effacent et la participation féminine, plus fréquente, devient moins originale. Les femmes sont notamment actives sur les barricades élevées lors des manifestations et des combats de la révolution de février 1917 à Petrograd, puis par les spartakistes à Berlin en 1919, ou encore en Espagne, au cours des combats « fratricides » dans les rues de Barcelone en mai 1937.
Avec la Seconde Guerre mondiale, la barricade, objet révolutionnaire, devient un instrument de l’insurrection contre l’occupant. Les populations parisienne et varsovienne couvrent lors de l’été 1944 leur ville de barricades. Femmes, hommes et enfants participent à leur érection. En famille, par immeuble ou quartier, on dépave les rues et on fait la chaîne pour accélérer l’amoncèlement. Les femmes se font cependant plus rares pour tenir la barricade et cette image reste iconique.
Néanmoins, pendant la guerre froide, à Budapest, le 24 octobre 1956, comme à Prague en août 1968, la population dresse des barricades. Geste immédiat et commun, ciment des groupes, souvent mixtes, ces défenses dérisoires face aux chars soviétiques prolongent, quelque temps, l’espoir.
Au cours des événements de 68, la barricade redevient l’objet révolutionnaire d’une jeunesse étudiante où les filles sont presque aussi nombreuses que les garçons. En opposition à la guerre du Vietnam, elle renaît le 17 mars à Londres lors de la « bataille de Grosvenor Square ». À Paris, elle donne son nom à la nuit du 3 au 4 mai dans le Quartier latin où, après de longs affrontements avec les CRS, 574 personnes sont arrêtées, dont 45 femmes.
Enfin, du 21 novembre 2013 au 22 février 2014, les barricades de la place Maidan à Kiev deviennent le centre de la révolte et de l’aspiration pro-européenne « Euromaidan ». Tout au long de l’hiver, une large part de la population de la ville, sous le regard des journalistes du monde entier, discute, mange, se réchauffe, manifeste et lutte. Lors des affrontements, la répartition traditionnelle s’impose toutefois de nouveau : certains « chefs » demandent aux femmes de se retirer de la « zone des combats », tout en continuant à approvisionner le lieu en pavés et masques protecteurs. Ainsi, au xxie siècle, la présence des femmes sur les barricades et sa représentation, qu’elle participe d’une lutte révolutionnaire ou militaire, continue d’être prisonnière des assignations de genre.