Dans le moment 68, les normes de genre sont profondément bouleversées. Le rôle des hommes et des femmes diffère dans le cours même du temps court des événements. Les masculinités sont modifiées par une part des jeunes gens qui s’affichent avec cheveux longs et jeans identiques à ceux des jeunes filles, même si les rôles sexués traditionnels perdurent dans les services d’ordre des manifestations et des groupes d’extrême gauche. L’égalité des salaires masculins et féminins est revendiquée dans des grèves dès 1966 à Herstal en Belgique, puis en 1968 dans l’usine Ford en banlieue londonienne, et dans des grèves en mai-juin 1968 en France. Un mouvement féministe inspiré par des Américaines se constitue dans nombre de pays européens avec le mot d’ordre « le privé est politique ». La lutte pour la contraception et l’avortement aboutit à de nouvelles lois et le divorce est obtenu avec parfois un décalage chronologique en Italie et en Suisse par exemple. Les sexualités mêmes sont progressivement transformées.

HIT, an International u-counter media, décembre 1970, cité dans Antonio Benci,  « Perceptions, transpositions et mémoires du Mai français en Italie », Matériaux pour l’histoire de notre temps, 2009/2, no 94, p. 39-46.
Sommaire

Inspirée du mouvement artistique et révolutionnaire situationniste, cette vignette accompagnée du commentaire « le prolétariat doit tout diriger » pourrait incarner les bouleversements du genre dans les années 68. Les violences politiques qui, dans le post-68, concernent essentiellement en Europe l’Allemagne et l’Italie sont aussi bien le lot d’hommes que de femmes qui jouent parfois un rôle majeur – telle Ulrike Meinhof (1934-1976), dirigeante de l’organisation terroriste la Fraction armée rouge (RAF) allemande – dans un moment où les normes sociales du masculin et du féminin sont remises en cause en profondeur.

S’interroger sur la question du genre permet de prendre en compte le rôle respectif des femmes et des hommes dans le temps court, celui de l’événement 1968, et de s’interroger sur la manière dont les années 68 voient se transformer (ou pas) les identités féminines et masculines. Prendre en compte la dimension européenne de 1968, c’est scruter les idées, les slogans et les répertoires d’action qui alimentent la contestation. La dimension transnationale du phénomène contestataire souligne les mécanismes de transferts et de circulations. Ces échanges sont facilités par la diffusion des images, entre autres celles de la télévision qui prend une place grandissante dans les foyers, voire des clichés et des icônes.

Dissidences de genre

Dans la séquence historique des années 68, alors que la masculinité hégémonique s’exprime aussi bien dans les virilités prolétaires – qu’incarnent en avril 1968 les dockers britanniques manifestant en soutien au député ultra-conservateur Enoch Powell (1912-1998), partisan de l’arrêt de l’immigration – que dans les services d’ordre des mouvements étudiants, avec un transfert des répertoires d’action de part et d’autre de l’Europe, on constate des masculinités dissidentes s’affichant par le port de cheveux longs, l’habillement, le rejet des normes et des hiérarchies sociales, comme l’expriment les marginaux appelés beatniks qui sillonnent toute l’Europe.  

Dans le même temps, des femmes soutiennent des revendications d’égalité au nom de l’Europe. Le 16 février 1966, 3 000 ouvrières de la Fabrique nationale d’armes de guerre à Herstal (Wallonie belge) cessent de travailler pour réclamer l’application du principe À travail égal, salaire égal, en se référant à l’article 119 du traité de Rome de 1957. Cette revendication Equal pay for women – est aussi avancée en 1968 dans l’usine Ford de la banlieue londonienne, celle de « parité » des salaires dans le mouvement de grève de mai-juin 1968 en France. Les femmes revendiquent également le droit de disposer de leur corps, et donc d’avoir recours à la contraception et à l’avortement.

Des pratiques masculines de mobilisation

Ces tendances générales ne peuvent occulter des situations contrastées dans les différents pays européens qui construisent des formes diverses de masculinité et de féminité. C’est ainsi que face au développement de l’armement nucléaire dans le cadre de la « guerre froide », les dirigeants des campagnes antimilitaristes du Comité des 100 (Committee of 100) britannique prônent dans les années 1960 la non-violence et la désobéissance civile et recourent à des jeûnes, des meetings pacifiques et des marches. L’anti-impérialisme s’en prend surtout à la politique américaine au Vietnam et à l’empire soviétique et sa domination sur l’Europe de l’Est. En faveur du Vietnam, des milliers de sympathisants venus de toute l’Europe se regroupent à Berlin les 17-18 février 1968, dont quelque 500 Français avec leurs leaders étudiants – tous masculins – les deux fondateurs de la Jeunesse communiste révolutionnaire (JCR) Alain Krivine (né en 1941) et Daniel Bensaid (1946-2010), celui du mouvement du 22 mars nanterrois Daniel Cohn-Bendit (né en 1945), et les représentants de la gauche de l’UNEF Jean-Marcel Bouguereau (né en 1946) et Jean-Louis Péninou (né en 1942). À Berlin, ils découvrent avec admiration les manières de manifester des étudiants du SDS (Sozialistischer Deutscher Studentenbund) : slogans scandés et frappés dans les mains, avancés en courant au rythme de « Che-Che Guevara », imités dès février 1968 à Paris dans les manifestations anti-impérialistes. Ces nouveaux modes d’action n’empêchent pas des formes violentes de mobilisation, où s’exprime une identité militante virile. Les étudiants français affrontent la police parisienne au Quartier latin le 3 mai 1968, des émeutes opposant le mouvement suédois anti-apartheid et les forces de l’ordre ont lieu à Båstad à l’occasion d’un match de la coupe Davis entre la Suède et la Rhodésie (Båstadskravallerna).

Quand le privé devient politique

En réaction à cette domination masculine et se sentant à l’étroit dans les organisations d’extrême gauche, les féministes s’inspirent dans toute l’Europe de leurs homologues états-uniennes, mais sont aussi marquées par la personnalité et l’œuvre de Simone de Beauvoir (1908-1986). Ainsi Alice Schwarzer (née en 1942) est une figure emblématique du féminisme allemand. Journaliste envoyée comme correspondante en France de 1969 à 1974, elle rencontre la philosophe et devient sa traductrice. Elle participe aux assemblées générales à l’École des beaux-arts et aux manifestations du Mouvement de libération des femmes (MLF) parisien dont elle transfère certains répertoires d’action dans son pays. Sur le modèle français du Manifeste des 343, pétition parue dans le magazine Le Nouvel Observateur en avril 1971, elle initie en juin dans le journal Stern une campagne de signatures contre les lois anti-avortement en RFA.

Le mot d’ordre féministe « le privé est politique » devient le cadre de réflexion et d’action dans toute l’Europe. En Italie, dans un premier temps, de petits groupes locaux informels se constituent. Le mouvement est précoce puisque, dès 1966, le Gruppo Demistificazione Autoritarismo (DEMAU) critique la famille et l’autoritarisme du pouvoir patriarcal. Le refus de la bureaucratie et de l’aspiration au pouvoir, qui paraissent aux féministes typiquement masculines, s’accompagne d’une absence de coordination nationale, chaque ville ayant une orientation spécifique. À Milan se créent en particulier des groupes d’autoconscience, de réflexion sur la vie personnelle de chacune. Plus tard, les groupes féministes sortent dans la rue pour défendre la loi sur le divorce et celle sur la dépénalisation de l’avortement. La contraception et l’avortement ont été au centre des revendications du premier congrès du Frauenbefreiungsbewegung (FBB), fondé à la fin de l’année 1968 à Zurich. Dans les autres villes suisses, des groupes se développent de façon autonome avec les mêmes appellations et revendications. Un mouvement du même nom fonctionne également en Italie entre 1970 et 1983. Ce sont finalement des manifestations de masse qui permettent entre 1975 et 1978 de faire modifier les lois sur le divorce et l’avortement dans ce pays historiquement lié au catholicisme.

Enfin, si le mouvement de mai-juin 68 n’a pas été, contrairement aux idées reçues, le point de départ de la révolution sexuelle, c’est bien dans son prolongement, qu’est mise en avant l’affirmation de sexualités différentes. Parce que « le privé est politique », l’identité et l’orientation sexuelles se politisent. Dans l’année 1971, se constituent successivement le FAHR (Front homosexuel d’action révolutionnaire), le mouvement italien Fuori ! (Fronte Unitario Omosessuale Rivoluzionario Italiano) et l’organisation allemande HAW (Homosexuelle Aktion Westberlin). Ces mouvements sont centrés sur la libération sexuelle dans une perspective révolutionnaire, marxiste ou libertaire. Alors que, en 1970 encore, l’hétérosexualité apparaît comme LA sexualité : c’est l’action des lesbiennes et des gays qui renverse la perspective. Le moment 68 représente donc bien un tournant dans les normes de genre, à des degrés divers cependant selon les pays d’Europe.

Citer cet article

Michelle Zancarini-fournel , « Le genre dans les années 68 », Encyclopédie d'histoire numérique de l'Europe [en ligne], ISSN 2677-6588, mis en ligne le 22/06/20 , consulté le 19/02/2025. Permalien : https://ehne.fr/fr/node/12330

Bibliographie

Gubin, Éliane, Jacques, Catherine, Rochefort, Florence et al. (dir.), Le siècle des féminismes, ParisL'Atelier, 2004.

Horn, Gerd-Rainer, The Spirit of '68 : Rebellion in Western Europe and North America, 1956-1976, OxfordOxford University Press, 2007.

Porhel, Vincent, Zancarini-Fournel, Michelle (dir.), « 68’ révolutions dans le genre ? »,  CLIO Histoire, femmes et sociétés, 2009, no 29.

Zancarini-Fournel, Michelle, Le moment 68. Une histoire contestée, ParisSeuil, 2008.

Vidéos INA

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