Élaborées dans la seconde moitié du xixe siècle, au lendemain de la révolte des Cipayes en Inde, et diffusées dans l’ensemble des empires européens, les théories des races martiales, classant et hiérarchisant les groupes humains selon des qualités guerrières prétendument ataviques, contribuent à façonner la représentation de la masculinité des combattants coloniaux et européens. Aux contours variables, elles constituent de puissants instruments de contrôle impérial, renforçant la domination européenne.

Femme française et Sikhs
Femme française et Sikhs - Une Française épingle une fleur à la tunique d’un soldat sikh qui défile, pendant la Première Guerre mondiale. Source : Imperial War Museum, IWM Q 70214
Subadar
Subadar - Un subadar (équivalent du rang britannique de capitaine) du 35e régiment de Sikhs. Aquarelle du Major Alfred Crowdy Lovett, 1908, utilisée comme illustration dans le célèbre ouvrage de George MacMunn, Armies of India (1911). Source : National Army Museum, NAM. 1953-02-40-1.
Sikh et infirmière
Sikh et infirmière - Une infirmière remet une couronne de fleurs à un soldat sikh, en 1946. Source : National Army Museum, NAM. 1990-08-65-199.
Photo de groupe
Photo de groupe - Soldats et officiers du 53e régiment de Sikhs (Frontier Force), vers 1910. Photographie du colonel Charles John Melliss. Source : National Army Museum, NAM. 1967-06-85-10.
Martial Races of India : deux soldats Rajputs recrutés dans l’armée indienne, United Provinces (Inde), vers 1944.
Martial Races of India : deux soldats Rajputs recrutés dans l’armée indienne, United Provinces (Inde), vers 1944. Source : National Army Museum, Londres, NAM. 1987-07-2-8.
Les « races guerrières » de l’Ouest africain selon l’armée française pendant la Première Guerre mondiale. Carte parue dans La dépêche coloniale illustrée, janvier 1916. Source : Journal of Contemporary History, oct. 1999, vol. 34, no 4, p. 517-536.
Les « races guerrières » de l’Ouest africain selon l’armée française pendant la Première Guerre mondiale. Carte parue dans La dépêche coloniale illustrée, janvier 1916.
Source : Journal of Contemporary History, oct. 1999, vol. 34, no 4, p. 517-536.
Sommaire

Construites en référence au parangon de virilité que constituerait le soldat européen, les théories des races martiales, selon lesquelles certains groupes humains seraient biologiquement ou culturellement prédisposés à l’art de la guerre, contribuent à façonner la masculinité des combattants coloniaux et européens.

Théorisations opportunistes et pratiques de recrutement

C’est au xviiie siècle que le concept émerge au sein de l’armée britannique, qui vante les mérites des guerriers issus des Hautes Terres d’Écosse (les Highlanders). La révolte des Cipayes en Inde, en 1857, qui conduit à la création du Raj britannique, contribue à remodeler les représentations des identités masculines britanniques et indiennes et à l’essor des théories des races martiales. À l’issue du soulèvement, les Sikhs, Marathas, Gurkhas, et Rajputs, restés fidèles à la Couronne, sont présentées comme des héros chevaleresques tandis que les mutins, et en particulier les populations du sud du sous-continent, sont dépeints comme des couards à la virilité flétrie. Ces hiérarchies, aux contours variables, sont ensuite codifiées par les manuels de recrutement publiés par les officiers des années 1890 à la Seconde Guerre mondiale.

En dehors de l’Empire britannique, les théories des races martiales ne sont pas aussi formalisées. Pour autant, toutes les armées impériales classent les populations dominées en fonction de leurs prétendues aptitudes guerrières et privilégient le recrutement de certaines d’entre elles. Les Néerlandais louent les qualités militaires des Amboinais et observent avec plus de méfiance les Javanais, pourtant plus nombreux. L’armée italienne justifie l’enrôlement des Askaris d’Érythrée pendant la conquête de Libye en célébrant leurs aptitudes innées au combat. Dans l’Empire français, en contradiction avec le discours assimilationniste républicain vantant le modèle unificateur du tirailleur, les officiers, invoquant des aptitudes différenciées à la civilisation, façonnent des distinctions et privilégient le recrutement des Nord-Africains et Africains de l’Ouest à celui des Malgaches et Indochinois. À plus grande échelle, les Français soulignent les aptitudes martiales des Bambaras et des Toucouleurs en Afrique Occidentale française et rechignent à enrôler les peuples d’Afrique centrale, ou encore opposent les qualités martiales des hommes du Moyen Atlas marocain au caractère peu fiable de ceux de Casablanca. Reflet de l’attrait pour le darwinisme social, ces stéréotypes sont, dans la seconde moitié du xixe siècle, abondamment relayés par la presse et la littérature, ainsi que par des ouvrages à prétention scientifique, d’anthropologues et de médecins. Ils sont parfois réappropriés par les groupes colonisés eux-mêmes tels les Gurkhas en Inde et les Amboinais aux Indes néerlandaises qui voient dans le service militaire une source de revenus et une opportunité d’ascension sociale.

Des hiérarchies genrées

Ne correspondant pas le plus souvent à des groupes ethniques alors clairement identifiés, les races guerrières sont largement construites. Le terme de Sikh renvoie à une religion, l’idée d’une « race berbère » est en grande partie forgée par le colon français, tandis que la race martiale des Amboinais regroupe des hommes d’Ambon mais aussi d’autres îles voisines de Moluques (Kei, Ternate, Halmahera) comme les Alfurians ou les Manadonese. Plusieurs critères sont néanmoins avancés pour conférer un cadre cohérent à ces théories et aspirer à une certaine scientificité. Les races martiales reposent ainsi sur des critères physiques tels que la taille et la musculature, l’origine des peuples (la supposée descendance aryenne de certains groupes indiens étant ainsi valorisée par les officiers britanniques). La géographie et notamment la confrontation à un climat ou un relief rigoureux, ou encore les modalités de culture sont scrutées : les peuples de pasteurs et de montagnards seraient ainsi considérés comme intrinsèquement plus guerriers, tandis que l’environnement urbain, son confort et ses tentations dénatureraient l’instinct combattant. L’histoire et en particulier un passé conflictuel sont également érigés en garants des aptitudes martiales. Le général Mangin (1866-1925), héraut de l’emploi de la « Force noire » dans l’armée française, considère ainsi que « les races nègres se sont conservées dans le même milieu de luttes continuelles qui a renforcé leurs qualités guerrières ».

Mais ce sont surtout des valeurs associées à la masculinité – le courage, l’endurance, l’honneur et la loyauté – qui s’affirment comme les principaux déterminants. Comme ce fut le cas en Inde, au lendemain de la Grande Mutinerie, les Néerlandais valorisent les Amboinais en raison de leur loyauté et de leur religion chrétienne. À l’inverse, l’armée française privilégie au Maroc le recrutement de tribus lui ayant opposé la résistance la plus vive. À ces hiérarchies martiales sont dès lors associées des hiérarchies genrées, selon toute une graduation allant du peureux efféminé dénigré au valeureux guerrier dont la sauvagerie est redoutée. Selon une maxime populaire au sein de l’armée d’Afrique, les Tunisiens combattraient comme des femmes, les Algériens comme des hommes et les Marocains comme des lions. Un psychiatre britannique oppose en 1944 les virils Sikh et musulmans du Punjab et les hommes « plus doux » du sud de l’Inde. Les populations négligées par les recruteurs sont fréquemment dépeintes comme efféminées. En 1883, la Revue militaire de l’étranger décrit ainsi des Tonkinois à « la peau […] fine et délicate ; les cheveux noirs et assez longs […] noués derrière la tête en forme de chignon et retenus par une épingle ». À l’inverse, l’absence de crainte du danger, voire la férocité sont souvent mises en avant parmi les races guerrières. « Le vrai Pathan est peut-être le plus barbare de toutes les races que nous avons jusqu’alors rencontrées au Panjab (sic). […] Il est assoiffé de sang, cruel et vindicatif au plus haut degré », considère le gouverneur britannique Sir Denzil Ibbetson (1847-1908). La masculinité n’est pas exclusive aux yeux de leurs officiers de pratiques homosexuelles – qui ne seront condamnées moralement, dans l’armée des Indes, qu’à partir des années 1930. Ces différents degrés de virilité coloniale se construisent en fonction de la masculinité hégémonique des officiers européens. Henri Barbusse (1873-1935), dans Le Feu, estime ainsi, à propos des tirailleurs sénégalais : « au fond, ce sont de vrais soldats. Nous, nous ne sommes pas des soldats, nous sommes des hommes ». D’où l’importance accordée à l’intelligence et au contrôle de soi. Le primitivisme souvent attribué aux combattants coloniaux, l’instabilité psychologique ou encore une tendance à réagir de manière hystérique distinguent ces guerriers à la masculinité frustre d’une virilité maîtrisée, modérée, associée aux gentlemen européens.

Des instruments de politique impériale

Critère de recrutement à géométrie variable, fluctuant selon le contexte et les besoins en hommes, la notion de race guerrière légitime et régule les modalités de contrôle impérial. Opposer les peuples dominés entre eux et utiliser certains pour le maintien de l’ordre permet en effet de « diviser pour mieux régner » et de justifier la domination européenne. Les théories des races martiales participent en outre du dénigrement de l’adversaire nationaliste dont la masculinité est remise en cause. Ainsi, en Inde, dans les années 1880, le babu bengalais, issu de la classe moyenne éduquée, en quête d’ascension sociale et contestant dès lors la domination impériale, est moqué pour son prétendu caractère précieux et efféminé. Dans la première moitié du xxe siècle, les nationalistes irlandais sont décrits comme sujets aux passions et incapables de contrôler leurs émotions, des traits souvent associés aux femmes et enfants. Pendant les luttes pour la décolonisation, la dénonciation des pratiques de guérilla comme déloyales et lâches contribue aussi à dévaluer cet Autre colonisé, au nom d’un modèle militaro-viril européen associant la loyauté, le courage et la force.

Citer cet article

Julie Le gac , « Races guerrières », Encyclopédie d'histoire numérique de l'Europe [en ligne], ISSN 2677-6588, mis en ligne le 11/12/20 , consulté le 06/10/2024. Permalien : https://ehne.fr/fr/node/21460

Bibliographie

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Joly, Vincent, « “Races guerrières” et masculinité en contexte colonial. Approche historiographique », Clio. Femmes, genre, histoire [en ligne], 33 | 2011, 33 | 2011, p. 139-156.

Soubrier, Stéphanie, « “Black Skin, White Heart” : the Construction of the Martial Race Category in French West Africa », dans Myles Osborne, Michelle Moyd (dir.), Martial Races in Africa, Ohio University Press, à paraître.

Streets, Heather, Martial Races : the Military, Race, and Masculinity in British Imperial Culture, 1857-1914, New York, Manchester University Press, 2004.

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Carl Steffeck, Exécution de Robert Blum le 9 novembre 1848, 1848-1849. Deutsches Historisches Museum, Berlin. Source : Wikimedia Commons.
Affiche de la National League for Opposing Woman Suffrage, vers 1910, Royaume-Uni.
« Exercices de boxe », carte postale, France, 1914.
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