L’homme européen, une masculinité hégémonique

xixe-xxie siècles

Au XIXe siècle, nul ne remet en question le lien entre pouvoir et masculinité, hommes et domination de l’espace public. Ce pouvoir est multiforme, tout à la fois économique, politique et militaire, religieux même. Si le prestige militaire décline avec les deux guerres mondiales et les défaites de la décolonisation, les hommes tiennent encore les rênes de la politique et de l’économie désormais mondialisée. Près d’un siècle après l’octroi du droit de vote et malgré leur accès massif aux études supérieures, les femmes se heurtent encore au plafond de verre qui leur interdit l’accès aux responsabilités. Une mince frange de dirigeants masculins concentre toujours au XXIe siècle l’essentiel des pouvoirs.

Herman Richir, Réunion du conseil d’administration de la Banque nationale (huile sur toile, 1918, Musée de la Banque nationale de Belgique). Source : Wikimedia Commons.
Sommaire

Le clivage entre sphère privée féminine et sphère publique masculine s’impose au xixe siècle. Les hommes les mieux dotés en capital culturel et financier contrôlent donc les lieux du pouvoir économique, politique, militaire et même religieux. Malgré le rôle croissant des femmes dans la société, cette domination séculaire ne s’érode que lentement au xxe siècle.

La domination économique des hommes, des capitaines d’industrie aux PDG

Le capitalisme du premier xixe siècle est familial. Si les épouses secondent leur mari, comme dans le textile lillois, dès les années 1850, les hommes assurent seuls la gestion des entreprises. Issus de l’artisanat et du commerce, les premiers barons du fer, du charbon et du textile étendent rapidement leur emprise sur les territoires et la politique. Sir Robert Peel (1750-1830), le plus grand cotonnier britannique avant 1840, est ainsi fait baronnet et élu à la Chambre des communes. Les Schneider, propriétaires du Creusot à partir de 1836, dominent la commune et leurs ouvriers, du berceau à la tombe, jusqu’en 1960. La longévité des lignées masculines caractérise la première industrialisation. Le cas de Krupp est exemplaire : Friedrich Krupp (1787-1826) fonde en 1811 le champion allemand de l’acier que développent son fils puis son petit-fils et seul héritier. Au décès de ce dernier en 1902, sa fille aînée Bertha (1886-1957) hérite de l’entreprise mais c’est son mari, Gustav von Bohlen (1870-1950), qui dirige la firme, quarante ans durant, avant d’obtenir, par décret, le droit d’ajouter Krupp à son patronyme. Il obtient même d’Hitler une dérogation qui permet à son fils aîné, Alfried Krupp (1907-1967), de devenir le « Führer » de l’entreprise et d’être exonéré de droits de succession. La règle de masculinité absolue du droit prussien qui ne reconnaît pas l’égalité successorale, puis les dérogations autorisées par le droit allemand expliquent la résistance des héritiers. En France, les deux tiers des dirigeants de la métallurgie sont également issus au xxe siècle des familles fondatrices, tels les Wendel qui, alliant argent et politique, réussissent à tirer leur épingle du jeu lors de la nationalisation de Sacilor en 1981. Il en est de même pour les aciéries et les charbonnages anglais qui restent dans les mains des descendants, jaloux de leur autorité. En 1960, les trois familles ayant donné naissance à l’Imperial Tobacco sont toujours présentes, par hommes interposés, au conseil d’administration. La résistance des héritiers mâles a, d’ailleurs, nui au capitalisme britannique en raison d’une gestion au jour le jour axée sur la distribution des dividendes et préjudiciable à l’investissement. En Allemagne, en revanche, les héritiers font prospérer leurs entreprises en s’appuyant sur des cadres efficaces, tout en conservant le pouvoir grâce à la structure bicéphale des entreprises avec un directoire exécutif et un conseil de surveillance peuplé d’héritiers.

La deuxième industrialisation se caractérise par la montée des ingénieurs et chercheurs parmi les créateurs d’entreprises. Le physicien néerlandais Gerard Philips (1848-1942) invente la lampe à incandescence et la commercialise avec son frère Anton (1874-1951) dans toute l’Europe. La plus grande entreprise électrique allemande est fondée en 1847 par un ingénieur, Georg Halske (1814-1890), et par un artilleur à la formation scientifique solide, Werner von Siemens 1816-1892), inventeur de la dynamo. Dans l’industrie automobile, les bricoleurs de génie, tels Louis Renault (1877-1944) et Georges Bouton (1847-1938), sont rares. La passion du marquis de Dion et de Renault pour les courses automobiles joue ici un rôle clé. Ce sport, réservé à une élite masculine, est également à l’origine de la Fiat, fondée par un avocat, Giovanni Agnelli (1921-2003), et deux aristocrates. En revanche, Émile Levassor (1843-1897), René Panhard (1841-1988) et Armand Peugeot (1849-1915) sont des centraliens de haut niveau. André Citroën (1878-1935) est un polytechnicien visionnaire, plus industriel qu’inventeur, mais féru d’innovations techniques et génie du marketing. Les pionniers de l’aéronautique sont également des chercheurs et des ingénieurs : Louis (1880-1955) et Jacques Bréguet (1882-1937) sont des polytechniciens issus d’une lignée d’industriels et de savants parisiens ; Henry Potez (1891-1981) sort, quant à lui, de SUPAERO comme Marcel Dassault (1892-1986). Eugène Schueller (1881-1957), ingénieur chimiste de formation, invente des produits cosmétiques novateurs et fonde en 1909 la firme à l’origine de l’Oréal. Les entreprises embauchent également des ingénieurs et chercheurs, tels Carl Duisberg (1861-1935) qui réorganise à partir de 1895, Bayer, le leader allemand de la chimie, créé en 1863 par deux négociants en couleur.

À partir des années 1880, la montée des cadres salariés montre le rôle croissant joué par les diplômés de l’enseignement supérieur dans les entreprises. L’industrie française délègue aux grandes écoles d’État la sélection de ses cadres qui « pantouflent ». En Allemagne, cette tâche est dévolue à l’université qui forme les ingénieurs puis, à partir de la décennie 1930, les docteurs, de plus en plus nombreux à la direction des sociétés. Les héritiers sont alors sommés chez Pilkington, le leader du verre anglais, d’acquérir les mêmes savoirs que leurs managers. Ces nouvelles exigences redoublent la domination des hommes, les femmes étant exclues des études scientifiques et, en France, des grandes écoles d’ingénieurs. En Allemagne, des outsiders financiers, tels Friedrich Flick (1883-1972) ou Günther Quandt (1881-1954), mettent à profit l’inflation des années 1920 pour bâtir des conglomérats dans l’armement et les accumulateurs, leur proximité avec le régime nazi leur permettant ensuite de devenir des fournisseurs de l’armée allemande et de profiter de l’aryanisation de l’économie. Le monde de l’argent reste également le pré carré des hommes, la bourse étant fermée aux Françaises jusqu’en 1967 et aux Anglaises jusqu’en 1974.

À partir de 1945, la restructuration de l’actionnariat rebat les cartes. Les nationalisations promeuvent des hommes compétents et politiquement irréprochables. À la SNCF, le polytechnicien Louis Armand, directeur de 1949 à 1958, est une figure du groupe « Résistance-fer ». De même, le premier directeur de la régie Renault, nationalisée en 1945, Pierre Lefaucheux (1898-1955), un centralien, est un ancien résistant, comme son successeur de 1955 à 1976, Pierre Dreyfus. Le cas d’Enrico Mattei (1906-1962), en Italie, relève de la même logique. Ce résistant antifasciste, chargé de démanteler l’entreprise nationale créée par Mussolini, l’AGIP, fait de l’ENI une entreprise pétrolière majeure. Le premier directeur du National Coal Board en 1947, Lord Hindley (1883-1963), vient du sérail et a dirigé un charbonnage. En Allemagne, en revanche, la décartellisation et la dénazification inachevées en raison de la guerre froide favorisent la continuité à la tête des sociétés. Condamnés à Nuremberg mais rapidement libérés, Alfried Krupp dirige la firme en sous-main jusqu’en 1964 cependant que Friedrich Flick s’empare de Daimler-Benz, futur fleuron de l’industrie allemande. Toutefois, de nouvelles compétences, celles des juristes et des économistes, s’imposent à la tête des sociétés européennes. À EDF, les inspecteurs des Finances remplacent les polytechniciens dès 1969 avec Paul Delouvrier (1914-1995) puis François Roussely (né en 1945). L’intervention de l’État en faveur des grandes entreprises résiste, néanmoins, et renforce le poids des hommes. En Allemagne, la longévité masculine des Thyssen ou des Siemens jusqu’en 1981 doit beaucoup aux dispositifs juridiques qui autorisent la détention d’actions préférentielles ou le versement des dividendes à une fondation pour échapper aux droits de succession. De même, en 2007, 68 % des dirigeants du CAC 40 sortent toujours des « grands corps », et souvent d’un cabinet ministériel, formations et fonctions politiques dont les femmes sont largement absentes.

Dans les années 1980, la mode du « management » à l’américaine et la financiarisation de l’économie propulsent à la tête des grandes sociétés, non plus des entrepreneurs mais des investisseurs qui, par effet de levier et montée à l’actionnariat, s’emparent de puissantes sociétés. Bernard Arnault (né en 1949) achète pour 90 millions de francs la Financière Agache et prend ainsi en 1984 le contrôle de Boussac, alors coté 8 milliards en bourse, puis démantèle le groupe pour n’en conserver que les pépites telles Dior. Profitant ensuite de la mésentente entre fondateurs, il lance en 1987 une OPA sur LVMH et évince l’artisan du développement de Vuitton, Henri Racamier (1912-2003). Alors que la mondialisation distend progressivement le lien entre entreprises et nation – 28% des dirigeants du CAC 40 et même 35 % de ceux du FTSE sont de nationalité étrangère en 2015 – la domination économique masculine, en revanche, reste intacte. En 2016, plus de 95 % des grandes entreprises de l’Union européenne sont toujours présidées par des hommes. Une nouvelle masculinité voit même le jour : la masculinité transnationale du business qui, déliée de toute fidélité patriotique, mène un combat symbolique et mâle, la « guerre économique » sans états d’âme des cost killers.

Domination masculine et pouvoir politique : des hauts de forme aux costumes trois pièces

Au xixe siècle, l’Europe monarchique ne compte que des souverains, à l’exception du Royaume-Uni. De plus, la généralisation des régimes constitutionnels et parlementaires enracine la domination politique masculine. Le droit de vote est réservé, en effet, aux seuls hommes et reste même censitaire dans de nombreux pays, ainsi en Angleterre où, par ailleurs, le plus puissant mouvement suffragiste de l’histoire échoue. La Deuxième République française déclare en 1848 accorder le suffrage universel alors que celui-ci n’est que masculin, refusant ainsi la pleine citoyenneté aux femmes. L’Allemagne unifiée en 1870 fait de même. Cette exclusivité masculine prend fin après la Première Guerre mondiale, la plupart des pays européens concédant alors le droit de vote aux femmes. La France, seule, fait exception, la loi instaurant le suffrage universel, proposée à trois reprises par la Chambre, ayant été repoussée par le Sénat. Il faut attendre l’Assemblée d’Alger et l’ordonnance du 21 avril 1944 pour que les Françaises votent. Éligibles et également électrices au niveau communal, les femmes belges n’obtiennent le plein droit de vote qu’en 1948. En Suisse, le demi-canton d’Appenzell Rhodes-Intérieures s’oppose encore en 1990 à l’ouverture du droit de vote aux femmes. Toutefois, dans les pays où les femmes sont éligibles et électrices, le pouvoir politique ne se féminise pas pour autant.

La situation ne s’améliore que très lentement après la Seconde Guerre mondiale. En France, portées par l’élan de la Libération, les femmes occupent en 1946 6,8 % des sièges de députés, mais le reflux est rapide. Les années 1950 et 1960 sont même marquées par une déféminisation des institutions : 99 % des postes de conseillers généraux et de maires sont ainsi occupés par des hommes. C’est seulement avec la loi sur la parité, en 2000, que les partis acceptent de faire une place aux candidates. En 2012, les hommes représentent 62,4 % des députés et 85 % des maires. La France se situe entre la vertueuse Europe du Nord et l’Europe de l’Est ou du Sud. Les pays scandinaves et les Pays-Bas n’ont jamais plus de 50 à 60 % d’élus masculins ; l’Allemagne et l’Espagne en comptent deux tiers. Au Royaume-Uni et en Italie, en revanche, le Parlement est aux trois quarts masculin et, en Hongrie, les femmes représentent seulement 20 % des députés.

Les élections au Parlement européen sont plus fastes aux élues mais parce que l’institution a longtemps disposé de pouvoirs limités. Le mode de scrutin peut jouer un rôle dissuasif. Si la proportionnelle ou le scrutin de liste favorisent les femmes, le scrutin uninominal, à un tour en Angleterre ou à deux tours en France, constitue une barrière à leur entrée. L’ancienneté du parlementarisme freine également la féminisation du personnel politique. L’entre-soi masculin a ancré des usages séculaires qui excluent les femmes, des blagues graveleuses au rituel de la buvette. Le plafond de verre existe également au gouvernement. En France, 97 % des ministres sont des hommes sous la IVe République, 100 % même de 1962 à 1968, 90 % à partir de 1974. Si, en 2007, leur part tombe à 75 %, c’est seulement en 2012 que la parité est respectée. Par ailleurs, les lazzis machistes accueillent les « premières », de Simone Veil à Édith Cresson, en raison de l’antiféminisme de nombreux hommes politiques. Au Royaume-Uni et en Allemagne, tous les Premiers ministres depuis 1945 sont des hommes, à l’exception d’Angela Merkel (née en 1954) ou de Margaret Thatcher (1925-2013), dont la garde rapprochée, entièrement masculine, s’est formée dans des think tanks néolibéraux et masculins, tels le Center for Policy Studies, dirigé par Keith Joseph (1918-1994), son mentor. La nomination de Theresa May (née en 1956) pour mettre en place le Brexit annonce-t-elle une certaine banalisation de la féminisation de la tête de l’État ? En revanche, en Europe du Nord, les hommes se sont habitués sans heurts aux femmes ministres et premières ministres.

La politique est ainsi représentée, près de deux siècles durant, par des hommes en haut-de-forme ou chapeau melon, puis en costume trois pièces. Le pouvoir masculin s’incarne également dans les princes de l’Église qui, tels le pape ou les évêques anglicans, peuvent lier temporel et religieux. Le prêtre catholique, toutefois, est une figure ambiguë en raison d’un célibat qui remet en question sa masculinité.  

La domination masculine à l’épreuve des guerres et de la colonisation

Si les soldats et les représentants de l’ordre ont le monopole de la force, les armes, à commencer par le couteau plié dans la poche, constituent pour tous les hommes du xixe siècle un prolongement du corps. Les garçons le savent qui jouent avec des armes factices et organisent dès le plus jeune âge des guerres picrocholines entre villages ou quartiers. Simulacre de combat également mais parfois mortel, le duel connaît à partir de 1780, en France comme en Angleterre, un regain de faveur qui culmine dans les années 1810. Son recul, toutefois, est rapide après 1840 et lié au déclin de la violence.

La professionnalisation des soldats au xviiie siècle et la constitution d’un univers purement militaire, entre caserne et uniforme, ont eu raison de la présence des femmes au front. L’armée devient alors une communauté fondée sur le genre. La Révolution française, de plus, constitue un tournant majeur. Citoyenneté et défense de la patrie sont désormais liées. Au xixe siècle, tous les pays européens introduisent le service militaire qui inculque aux jeunes recrues, par le dressage des corps et la discipline, les règles de la masculinité militaire. La « classe » constitue même le dernier rite de passage qui transforme les appelés en hommes. En Italie, toutefois, il fait figure d’impôt du sang insupportable pour des soldats, paysans pour la plupart, arrachés à leur village et étrangers à la nation. Seule, l’Angleterre a fait le choix d’une armée de métier qui, dirigée par une élite aristocratique et vouée aux conquêtes coloniales lointaines, reste à l’écart de la société. Le patriotisme passe donc par la mobilisation des citoyens. En 1914, le pays peut ainsi lever une armée de volontaires et se battre deux ans durant avant d’établir la conscription.

Le xixe siècle est un siècle guerrier. Les guerres d’indépendance boutent l’Empire ottoman hors d’Europe cependant que l’Italie et l’Allemagne s’unifient par le fer et le sang. La construction des nations passe ainsi par le sacrifice des hommes, au prix de combats sanglants qui conduisent après la bataille de Solferino en 1859 à la création de la Croix-Rouge. Ce siècle est également dominé par les guerres coloniales. Rares, en effet, sont les colonies à ne pas connaître de soulèvements matés par la force tels la révolte des Cipayes (1857-1858) en Inde ou la conquête d’Atje à Sumatra, l’une des plus longues et féroces guerres coloniales (1873-1903). La construction des empires coloniaux repose ainsi sur la domination militaire. La guerre de conquête autorise même une brutalité que rien ne vient brider. Incapables de tenir l’intérieur du pays, les Français se livrent ainsi en Algérie à des actes de barbarie : enfumages, exécutions sommaires, mutilations. Ils contraignent également les Algériens à des actes de reddition et d’allégeance humiliants. Soumis à de dures épreuves – le froid, la maladie, les représailles –, les soldats exaltent leur corps endurci et leur contrôle de soi. S’édifie ainsi un nouveau modèle militaro-viril, symbolisé par le général Bugeaud (1784-1849) et reproduit par Joseph Gallieni (1849-1916) à Madagascar. Herbert Kirchener (1850-1916) qui écrase la révolte madhiste au Soudan en 1898 et s’illustre dans la guerre des Boers, est leur pendant britannique. Les guerres coloniales produisent ainsi une masculinité plus agressive et plus « mâle » qu’en métropole. Une fois la conquête achevée, la mise en valeur des colonies est également masculine. Militaires, administrateurs et colons sont tous des hommes, les femmes étant rares sauf dans les colonies de peuplement telles l’Algérie. Se constitue ainsi une société d’hommes blancs exerçant leur domination sur les « indigènes » des deux sexes. Les colonisés sont dévirilisés au travers des figures de « l’Arabe » amolli et pédéraste ou du Bengali « efféminé ». Le personnage du « boy » asservi à l’espace privé en est le symbole. En revanche, le « sauvage », le « primitif », le prédateur sexuel doivent être dressés, fût-ce par la chicote, et enrôlés pour assurer la prospérité coloniale. Quant aux femmes, elles constituent un réservoir de servantes et d’esclaves sexuelles, de la congaï indochinoise à la « ménagère » de Madagascar ou du Congo belge.

La Première Guerre mondiale constitue un choc sans précédent, car aux antipodes des scénarios imaginés par les états-majors. Guerre longue, guerre de tranchées et de matériel, elle éprouve durement les hommes. Les belligérants partagent tous la même expérience du feu avec ses épreuves quotidiennes : le froid, la pluie, la boue, les rats, la fatigue, la faim. Mais surtout domine la peur : la peur des bombardements et de l’assaut sous la mitraille, la peur des tremblements et de la « colique du feu » qui humilient des soldats incapables de se conformer à l’équanimité du guerrier courageux. La mort, enfin, hante les combattants : la leur bien sûr, mais également la vue des corps en décomposition, les gémissements des blessés. L’ampleur de la mobilisation est également sans précédent. La Grande-Bretagne appelle sous les drapeaux 6 millions d’hommes, la France 8,5 millions et l’Allemagne 13 millions. Les pertes sont tout aussi démesurées puisque 8,5 millions de soldats perdent la vie. De plus, 8 millions de soldats reviennent du front mutilés ou invalides. Le prix payé à la masculinité est exorbitant et la représentation de l’homme guerrier en sort ébranlée.

La Seconde Guerre mondiale est plus meurtrière encore. Les pertes militaires sont considérables en raison du nombre de mobilisés. 13 millions de soldats soviétiques et 4 millions de soldats allemands succombent. Mais pour la première fois, les civils payent un aussi lourd tribut. La guerre menée par l’Allemagne nazie contre les « judéo-bolcheviques » est, en effet, une « guerre d’anéantissement », préparée par les « ordres criminels » de l’état-major de la Wehrmacht. Dès les premiers jours de l’opération Barbarossa (1941), des dizaines de milliers de commissaires politiques, de communistes puis de Juifs sont massacrés par les Einsatzsgruppen mais également par l’armée. En six mois, deux millions de prisonniers soviétiques décèdent également de la faim, du froid et de maladies. En août, avec le massacre de femmes puis d’enfants, le génocide est en marche. Ce sont des hommes, soldats, SS, membres de la police d’ordre, qui humilient, brutalisent et fusillent des civils considérés comme des sous-hommes. Ce sont des hommes également qui conçoivent et gèrent les camps d’extermination même si des femmes s’occupent des déportées. Si les Allemands et leurs supplétifs locaux se déchaînent contre les populations civiles, ils se livrent également aux violences spécifiquement masculines que sont les viols systématiques ou l’esclavage sexuel des vaincues.

Le retour à la vie civile des soldats et des prisonniers de guerre allemands et autrichiens est difficile, entre blessures, défaite et surtout remise en cause du modèle militaro-viril inculqué par le nazisme. En France, si les résistants sauvent l’honneur, la majorité des hommes doit surmonter son échec. La tonte des femmes symbolise ainsi la reconstruction d’une masculinité défaite en 1940.

Dès lors, l’évolution débutée au xixe siècle s’accentue : l’histoire des hommes après 1945 est l’histoire de l’irrésistible érosion des privilèges de la masculinité, que ce soit le droit de vote, le service militaire ou l’accès aux études supérieures. La mixité progresse partout, en particulier dans l’éducation et le travail. Au xxie siècle, hommes et femmes collaborent et se concurrencent à la fois. Mais le champ du pouvoir économique et politique reste encore un pré carré masculin que seule une action volontariste peut ébranler.

Citer cet article

Anne-Marie Sohn , « L’homme européen, une masculinité hégémonique », Encyclopédie d'histoire numérique de l'Europe [en ligne], ISSN 2677-6588, mis en ligne le 22/06/20 , consulté le 23/04/2024. Permalien : https://ehne.fr/fr/node/12354

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