Fondée sur des caractères physiques, sexuels, moraux et sociaux, la virilité constitue un idéal normatif ancien qui alimente les constructions individuelles et collectives des masculinités. En se réaffirmant en Europe aux xixe et xxe siècles sous des formes renouvelées, la virilité contribue à légitimer la domination masculine tout en engageant des hiérarchisations qui participent d’autres rapports sociaux. La guerre, le sport, le politique, le travail comme la culture sont des champs privilégiés où elle s’exprime.
Les marqueurs physiques de la virilité
La virilité est d’abord associée à une représentation physique. Après que, au xviiie siècle, ne s’impose l’idée d’un dimorphisme des corps, la différenciation des sexes s’accompagne d’une valorisation des caractères attribués au masculin. Théorisé par Winckelmann (1717-1768), le néoclassicisme érige le modèle viril grec antique en incarnation du beau, l’associe à la noblesse d’une certaine fermeté d’esprit, d’une capacité de maîtrise de soi, d’un courage remarquable et d’un potentiel de domination. Cette esthétique demeure au long des xixe et xxe siècles, culminant par son emploi outrancier pour la gloire des régimes fascistes – comme l’illustrent les sculptures d’Arno Breker ou les films de Leni Riefenstahl. À l’orée du xxie siècle, le viril antique est solidement établi et peut être détourné en icône homo-érotique, tel le Mercure des artistes français Pierre et Gilles en 2001.
Le commun des hommes opte pour sa part pour de plus humbles marqueurs de virilité. Selon les périodes et les classes sociales, des attributs physiques ordinaires tels que la pilosité (moustache, barbe), des tenues vestimentaires (pantalon, costume trois-pièces), des accessoires (haut-de-forme, chapeau melon ou casquette), des habitudes de consommation (tabac, alcool) témoignent de manière ostensible de l’appartenance commune au sexe dit fort en même temps que de la coexistence de masculinités concurrentes. De façon ambivalente, la virilité fédère les hommes tout en les engageant à se distinguer les uns des autres, individuellement et socialement. Des femmes s’approprient aussi ces marqueurs de virilité, telles notamment les garçonnes et plus tard les butches.
Guerre et paix, des valeurs viriles
La violence et la guerre sont historiquement les hauts lieux de l’exercice viril. Le grognard de la vieille garde napoléonienne constitue un archétype de l’idéal masculin au début du xixe siècle, avant que la conscription n’intervienne dans la promotion universaliste du citoyen-soldat. La diffusion des valeurs martiales que sont le courage et l’héroïsme occulte celle d’un autre impératif viril décisif dans l’exercice de la guerre : la capacité à infliger la violence. La conquête militaire des colonies s’élabore comme une fabrique de virilité, qui à la fois exacerbe la lutte virile et formate les altérités masculines. C’est sous l’effet de la guerre de masse que le modèle militaro-viril se transforme. Les champs de bataille, l’armement et les formes des combats évoluent particulièrement durant la Première Guerre mondiale, réduisant le soldat en chair à canon dont la docilité est plus nécessaire que la flamboyance. Au cours du xxe siècle, la virilité militaire demeure cependant un élément politiquement mobilisateur (squadristes en Italie, corps francs en Allemagne) pour promouvoir l’homme nouveau. Après 1945, la féminisation des armées et la technicisation des combats n’entament que peu la représentation viriliste de la guerre.
La virilité s’inculque aussi sous des formes pacifiées. La conjonction de l’excellence corporelle et morale en est un leitmotiv. La « chrétienté musculaire », emblématique de l’ère victorienne en Angleterre, et plus tard le Muskeljudentum préfigurent les mouvements de jeunesse du xxe siècle, tel le scoutisme fondé en 1908 sur le modèle militaire par Baden-Powell (1857-1941), qui diffusent des valeurs traditionnelles fondées sur la séparation des sexes. À partir de la fin du xixe, la crainte de voir ces valeurs perdues dans le cours des transformations sociales amène à une mise en scène récurrente d’une prétendue crise de la masculinité. La virilité chevaleresque se met encore en scène dans les duels à la fin du xixe siècle mais ce sont progressivement les sports qui deviennent les « conservatoires des vertus viriles » (G. Vigarello), offrant tout à la fois un dressage des corps, une inculcation de la discipline et un spectacle de la masculinité accomplie. Certains sports, notamment la boxe, mobilisent les mêmes forces et vertus individuelles que les anciens combats d’épée tandis que les sports collectifs (rugby, cricket, football) promeuvent un fair-play et une camaraderie qui prennent sens dans l’homosocialité et participent de l’émergence du gentleman. Le monde des sports s’organise d’abord sans les femmes et, pour Pierre de Coubertin (1863-1937), le véritable héros olympique ne peut être qu’un mâle. Le xxe siècle est pourtant marqué de la progression fulgurante de sportives dont le courage, la ténacité et les performances interrogent la conception genrée de la virilité.
Incarnations et remises en cause de la virilité
Le champ politique est aussi marqué du sceau de la virilité. Au début du xixe siècle, l’affirmation d’une identité révolutionnaire en France s’accompagne de l’exclusion des femmes de la vie publique, ainsi que de l’instauration d’un suffrage censitaire qui, jusqu’en 1848, dénie aux hommes pauvres l’exercice viril du politique. De même, en Angleterre, le Reform Act de 1832 renvoie les femmes et les prolétaires à une prétendue immaturité et fonde le droit de vote sur des critères de respectabilité masculine : propriété, mariage, paternité. L’association du viril au politique demeure fortement ancrée au xxe siècle, avec une glorification des « grands » hommes, mais surtout avec la persistance de l’exclusion des femmes du suffrage (jusqu’en 1990 pour le canton suisse d’Appenzell Rhodes-Intérieures) et des fonctions de représentation. L’accession relativement récente de femmes à des fonctions de cheffes d’État ou de gouvernement montre cependant, à l’instar de Margaret Thatcher (1925-2013) dite la Dame de fer, que la masculinité ne conditionne ni l’exercice viril du pouvoir ni celui de la violence. Il en est de même hors des cadres institutionnels : la combativité populaire dans les manifestations ou les émeutes est très souvent réduite au masculin, malgré la participation de femmes. Mais les caractères virils peuvent aussi devenir les stigmates d’un prétendu ensauvagement des hommes. Ainsi la vision spasmodique des révoltes populaires ou de libération nationale réduit l’expression politique à l’exacerbation d’une colère outrancière en rupture avec la bienséance des hommes de bien.
La virilité opère comme outil de différenciation entre les classes sociales, notamment dans le monde du travail. Dès le milieu du xixe siècle les luttes ouvrières donnent de la noblesse au prolétariat mais c’est dans l’entre-deux-guerres que l’ouvrier masculin, figurant l’avènement du productivisme industriel et de la modernité, s’affirme vaillamment, magnifié en opposition aux valeurs bourgeoises. L’iconographie prolétarienne retient les corps musculeux, le stakhanovisme, les travaux de force et la combativité militante pour ériger une allégorie de la force physique et morale. Sous l’effet de la tertiarisation et de l’indifférenciation de la force de travail, le corps du travailleur s’efface à partir des années 1970. C’est désormais le col blanc qui incarne les nouvelles vertus viriles.
Dans les années 1960 et 1970, les beatniks, les yéyés, les hippies puis les punks moquent la virilité obligatoire mais ce sont essentiellement la remise en cause du patriarcat par les mouvements féministes et l’émancipation concrète des femmes qui permettent une rupture avec la virilité traditionnelle. Cette rupture n’apparaît cependant a posteriori que comme une recomposition. Au xxie siècle la culture pop forme les masculinités, que ce soit à travers le cinéma ou les séries, la publicité, les jeux vidéo, la chanson, etc., en fantasmant des figures hypermasculines affranchies (mafieux, délinquants, etc.) ou au contraire d’autorité (police) conformes aux critères classiques de la virilité. Malgré ses reflux et ses évolutions, la virilité constitue toujours un argument de légitimation de la domination masculine.