Une prostitution sous contrôle moral, médical et légal
La prostitution masculine, tout comme la prostitution féminine, connaît un important essor tout au long du xixe siècle. Essentiellement cantonnée à une prostitution homosexuelle, on la retrouve dans des lieux de rencontres populaires (molly houses en Angleterre, galeries du Palais-Royal à Paris), mais également dans les maisons closes qui voient le jour au début du siècle. Un retentissant scandale éclate à Londres en 1889 après la découverte par la police d’une telle maison à Cleveland Street, fréquentée par des hommes de la haute société britannique. Parallèlement, la prostitution masculine gagne en visibilité dans l’espace public et ludique des grandes capitales, que ce soit sur les grands boulevards parisiens ou aux abords du Tiergarten berlinois. Elle prend des formes diversifiées, de la passe à la relation suivie, avec des formes de rétribution variées – monétaires, alimentaires ou matérielles. Tout comme la prostitution féminine, elle contribue à la réputation sulfureuse de certaines métropoles et à l’émergence d’une forme nouvelle de tourisme sexuel, que ce soit en Europe ou dans les colonies.
L’analogie entre les deux prostitutions achoppe toutefois sur plusieurs points. Certains espaces sont en effet spécifiques à la prostitution masculine, comme ceux où exercent des militaires et des marins, très prisés en raison du fétichisme de l’uniforme et des stéréotypes de masculinité qu’ils incarnent. En outre, les prostitués hommes ne font l’objet d’aucune réglementation administrative, à l’inverse des femmes dites « encartées » dans les systèmes réglementaristes européens – à défaut de règlement, ce sont les dispositions relatives au vagabondage, à la pudeur publique, et à la sexualité des mineurs qui encadrent leur activité. Plus indépendants que leurs homologues féminins, ils sont de fait rarement soumis à la supervision des patron.e.s d’établissements et au proxénétisme. Enfin, leur contrôle dépend grandement de la législation sur les relations sexuelles entre hommes en vigueur dans les pays européens. En effet, certains pays interdisent ces relations (Royaume-Uni, Prusse puis Allemagne unifiée, Autriche-Hongrie, pays scandinaves, Russie), tandis que d’autres les tolèrent (France, Belgique, Pays-Bas, certains États allemands avant unification, Espagne, Portugal, Italie unifiée). Ces conditions différenciées selon le genre tiennent au caractère minoritaire de la prostitution masculine, moins visible et moins reconnue comme phénomène social, ainsi qu’à la discrétion qui s’impose au sujet des rapports entre hommes dans certains milieux sociaux. De telles différences n’induisent toutefois pas de frontières géographiques ni sociales strictes entre prostitué.e.s hommes et femmes, souvent courtisé.e.s par les mêmes clients.
À partir de la fin du xixe siècle, la prostitution masculine devient objet d’études de la part du corps médical, à mesure que celui-ci s’attache à définir les formes et les causes des déviances sexuelles chez l’homme et la femme. Certains médecins distinguent ainsi le prostitué agissant par appât du gain, de l’individu « inverti » qui relèverait de la psychiatrie. C’est le cas du docteur Krafft-Ebing (Psychopathia sexualis, 1886) qui dissocie la perversité intéressée et immorale du premier, de la perversion congénitale pathologique du second. Cette distinction de la médecine est démentie par l’expérience, notamment dans le récit autobiographique d’un prostitué travesti recueilli par un médecin angevin dans les années 1860 (Arthur X, Mémoires d’un travesti, prostitué, homosexuel, 1896). Son auteur lie excès d’amour maternel, premiers émois sexuels et rencontres avec des protecteurs à ses débuts dans la prostitution. Celle-ci lui semble être une issue logique, voire inévitable, pour un garçon attiré par d’autres hommes dès l’enfance, rapidement cantonné au rôle sexuel passif, et qui s’accomplit dans le travestissement. Dans leur enquête auprès de prostitués berlinois en 1925, les docteurs Hirschfeld (1868-1935) et Linsert (1899-1833) insistent quant à eux sur la diversité de leurs motivations : besoin d’argent occasionnel, recherche de revenus réguliers, plaisir sexuel, voire distraction face à l’ennui. Ils mettent en avant la condition sociale précaire du prostitué, soulignant que le travail sexuel est moins réprouvé dans les milieux populaires car il constitue avant tout une ressource (de 3 francs la passe dans les années 1860 à 50 francs dans les années 1920 selon la police parisienne).
Partout en Europe, la police et la justice associent prostitution masculine et homosexualité, ce qui amène plusieurs États à légiférer. En 1905, une réforme du Code pénal danois prévoit ainsi une peine de deux ans d’emprisonnement pour les hommes prostitués. Un projet de loi similaire est débattu par les parlementaires de la République de Weimar en 1925, sans résultat. D’autres sont votés en Norvège (1925) et en Islande (1940), mais les peines prévues sont peu appliquées. De fait, la prostitution masculine n’est la plupart du temps envisagée que comme une conséquence de l’homosexualité. C’est davantage la répression de celle-ci qui concentre les efforts législatifs : persécutions en Allemagne nazie, lois répressives dans les dictatures d’Europe du Sud et en URSS stalinienne, discriminations homophobes sur l’âge du consentement sexuel aux Pays-Bas (1911) et en France (1942). La prostitution masculine se trouve par conséquent visée, tantôt pour protéger les jeunes d’une demande de services (homo)sexuels, tantôt pour protéger le citoyen d’une offre jugée corruptrice et des formes de chantage qu’elle peut générer.
Détabouiser la prostitution masculine
Après la Seconde Guerre mondiale, alors que le lien entre homosexualité et prostitution masculine fait toujours l’objet de vives dénonciations (à l’instar du livre de l’inspecteur de police danois Jens Jersild (1903-1978) Den mandlige prostitution, 1953), les associations homophiles qui éclosent en Europe tentent de promouvoir une image « respectable » (donc non vénale) des amours entre hommes. Ce faisant, elles récusent l’association prégnante entre prostitution et amours entre hommes. Les mouvements de libération des mœurs des années 1960-1970, quant à eux, se montrent discrets sur la question. En 1971, le FHAR (Front homosexuel d’action révolutionnaire) rejette ainsi la prostitution comme une forme d’exploitation du capitalisme. La parole des hommes prostitués reste très marginale au sein de ces mouvements comme dans la sphère médiatique. Elle s’exprime, indirectement, dans des enquêtes moins moralisantes comme celle du journaliste français Jean-Luc Hennig (Les garçons de passe, 1978).
À partir des années 1960, la prostitution masculine perd enfin, dans toute l’Europe, toute spécificité légale avec la suppression des rares textes de loi qui l’encadraient et la fin progressive des infractions pénales constituées sur la base de l’orientation sexuelle. Désormais, elle s’inscrit dans les débats relatifs à l’épidémie du VIH/Sida, mettant en avant la question de la vulnérabilité des travailleurs du sexe face aux infections sexuellement transmissibles (IST), en raison de la fréquence de leur activité et du recours aux pratiques à risques. Leur situation marginale rend en effet l’accès à la prévention et aux soins difficile, et fait d’eux des publics à risques.
Les pratiques de la prostitution masculine connaissent dans le même temps d’importantes reconfigurations, tout d’abord en raison de l’essor massif d’une presse gay à partir des années 1980 puis de l’apparition d’internet. Depuis le début du xxie siècle, l’accès aux client.e.s se fait désormais moins dans la rue que par des intermédiaires (agences) ou des plateformes (de presse ou numériques), qui facilitent l’accès aux services offerts par des prostitués, désormais aussi appelés « travailleurs du sexe » ou « escorts ». L’espace public reste cependant fréquenté par des travailleurs du sexe les plus marginaux, notamment travestis et transsexuel.le.s, particulièrement exposés aux violences et souvent moins bien rétribués pour leurs services. Les enquêtes sociologiques menées montrent toutefois une importante mobilité dans les parcours de ces hommes, que ce soit entre les espaces, entre les plateformes, ou dans les rythmes d’exercice de la prostitution. Ils se distinguent par-là de leurs homologues féminins, moins mobiles et plus souvent encadrés dans leur activité, quoique faisant également usage des nouveaux intermédiaires et interfaces. On observe néanmoins certains points de convergence à l’échelle européenne notamment à travers la constitution des travailleuses et travailleurs du sexe en syndicats, tel l’International Committee on the Right of Sex Workers in Europe (ICRSE) fondé en 2005, tout comme dans les revendications de reconnaissance et d’encadrement légal de ce type de profession par celles et ceux réclamant un statut officiel.