Des « filles publiques » aux « victimes » : moralisme et victimisation des prostituées
La réglementation administrative de la prostitution, appliquée dans une large partie de l’Europe du xixe siècle, distinguait ainsi plusieurs sous-catégories parmi les « filles publiques ». Les « filles en numéro » figuraient sur les registres des « maisons de tolérance » tandis que les « filles en carte » exerçaient de manière indépendante ; les « insoumises » refusaient quant à elles de se plier à l’enregistrement et au contrôle sanitaire obligatoires et s’exposaient à la prison. On trouve également un rapport à la norme, mais bien différent, du côté des opposants résolus à la prostitution réglementée, les abolitionnistes anglais. Pour ces chrétiens puritains, le terme de « fallen women » exprimait tout à la fois la compassion paternaliste et la condamnation d’une pratique qui ne pouvait que les heurter profondément.
Le vocabulaire juridique en dit également beaucoup sur la manière dont a été historiquement appréhendé le phénomène prostitutionnel. Au tournant des xixe et xxe siècles, les dispositions relatives à la prostitution adoptées par la Norvège, la Finlande et la Suède s’inscrivaient toutes dans le cadre de lois sur le vagabondage. Lorsque l’Espagne franquiste a proclamé en 1962 l’abolition de la prostitution réglementée, c’est par une loi dite de lutte contre la « dangerosité sociale » (peligrosidad social). Qualifiant jusqu’en 2012 la prostitution d’« immorale » (sittenwidrig), la cour suprême autrichienne considérait comme nul le contrat entre prostitué(e) et client. Il n’est pas anodin que, en Irlande, ce soit à l’occasion de la décriminalisation de l’homosexualité, en 1993, que le fait d’être identifié comme une common prostitute a cessé d’être un délit. À noter également que nombre de ces lois étaient initialement formulées de manière genrée, en présupposant que la prostitution ne pouvait être exercée que par des femmes pour des clients masculins.
L’adoption de législations abolitionnistes dans de nombreux pays européens après la Seconde Guerre mondiale s’est accompagnée d’un lexique priorisant une conception victimaire des prostituées, définies – en France par exemple – comme des « inadaptées sociales » potentiellement victimes de l’« exploitation » des proxénètes. C’est cette conception qui est remise en cause depuis les années 1990 sous l’effet de deux mouvements antagonistes : celui qui revendique la reconnaissance de la prostitution comme un métier, auquel s’oppose celui qui la définit comme une intolérable violence sexiste.
« Les travailleuses du sexe » à l’heure de la pénalisation de la prostitution
Ce n’est qu’à partir des années 1970 que les prostitué(e)s ont commencé à exprimer publiquement des positions propres, mais il a fallu attendre les années 1980 et 1990 pour qu’elles puissent se doter de véritables organisations militantes. Cette expression publique inédite des prostitué(e)s s’est accompagnée de la promotion d’un vocabulaire nouveau. Le terme même de prostituée – participe passé suggérant la passivité de la personne dans le processus qui l’a menée à cette condition – est ainsi critiqué pour son misérabilisme et remplacé par celui de « travailleuse du sexe » (sex worker, trabajadora sexual, etc.). En découle l’adoption d’un lexique revendicatif visant à intégrer symboliquement la prostitution au sein du champ économique – l’« industrie du sexe » désigne non seulement la prostitution mais des activités à la légalité mieux assurée comme la pornographie ou les spectacles érotiques – et à faire bénéficier les « professionnel(le)s du sexe » des avantages et protections réservés aux travailleurs.
Certains pays ont répondu favorablement à ces demandes de reconnaissance et d’institutionnalisation professionnelles. C’est le cas des Pays-Bas qui, depuis 2001 et à l’issue d’un processus politique invoquant le « réalisme » contre le « moralisme », ont normalisé les relations contractuelles entre prostitué(e)s et patrons des établissements où elles exercent, eux-mêmes soumis à une réglementation en matière d’hygiène, de sécurité ou de conditions d’accès. La politique néerlandaise repose sur une distinction entre prostitution « libre », à normaliser par intégration au monde du travail, et prostitution « forcée », dont les victimes doivent être secourues et les coupables poursuivis. La nouvelle législation n’a donc pas fait complètement disparaître le proxénétisme mais certaines pratiques qui relevaient auparavant de cette catégorisation pénale (à l’instar de la gestion d’un établissement de prostitution) ne sont plus considérées comme telles. Le vocabulaire se voulant plus neutre d’« employeur » (les patrons de bordels néerlandais se sont regroupés dans une « Association des entrepreneurs du secteur de la relaxation ») et de « tierces parties » ou « intermédiaires » tend dès lors à remplacer celui, davantage connoté, du proxénétisme.
À l’opposé, la Suède appréhende la prostitution comme une violence sexiste depuis 1999, suite à l’adoption de la loi féministe dite de « la paix des femmes » (kvinnofrid), qui a instauré la pénalisation de l’achat de services sexuels. À nouveau, et quoique les textes soient formulés de manière neutre, la prostitution est envisagée comme essentiellement exercée par des femmes pour une clientèle masculine, en escamotant la part grandissante des hommes et transgenres prostitués. La politique suédoise a été érigée en modèle dans de nombreux pays où féministes et abolitionnistes revendiquent son adoption. C’est le cas en France où la mobilisation se mène spécialement sur le terrain linguistique. Les prostituées deviennent des « survivantes de la prostitution » pour souligner la dimension traumatique de cette expérience, tandis que les clients deviennent des « prostitueurs » afin de pointer leur responsabilité dans la pérennité du phénomène prostitutionnel
Le fait que la prostitution soit, dans une majorité de pays européens, exercée de manière prédominante par des étrangères a contribué à raviver un thème ancien autour duquel s’est internationalisé l’abolitionnisme à la fin du xixe siècle : celui de la traite des êtres humains. Ce terme de « traite » est associé à une référence historique écrasante, celle du commerce des esclaves, et véhicule avec lui un imaginaire d’enlèvements, de duperies à l’égard de victimes innocentes et naïves, de déplacements forcés et de contrainte violente à une activité répugnante. Ce champ sémantique de l’asservissement explique que la question de la part de consentement des prostituées étrangères à leur migration et à leur engagement dans la prostitution soit l’objet des plus vifs débats entre abolitionnistes, féministes et tenants du « travail du sexe ». La distinction que permet l’anglais entre trafficking (désignant une traite de forme esclavagiste subie passivement) et smuggling (qui s’applique au franchissement illégal de frontières par des étrangers acteurs de leur migration) pointe bien cette opposition entre deux conceptions irréductiblement antagonistes de la prostitution.