La prostitution en situation coloniale

À la suite de la phase de conquête coloniale engagée par les pays européens au xixe siècle, le contrôle de la prostitution se trouve au cœur des préoccupations des autorités. Il s’inscrit dans des relations de pouvoir de sexe, de race et de classe et constitue plus largement une tentative d’imposition de nouveaux modèles sexuels sur les femmes colonisées. Ce contrôle est cependant limité dans les faits, ce qui souligne l’incapacité des empires à réglementer la vie des populations colonisées dans ses moindres détails.

Groupe de prostituées au Tonkin dans les années 1950.
Prostituées dans l’Algérie coloniale. Source : Christelle Taraud. https://goo.gl/FPuUGu
Sommaire

Dès la « conquête », les administrations impériales cherchent à intervenir dans la vie privée et la vie sexuelle des populations afin d’assurer puissance et autorité en imposant un nouvel ordre moral. Le colonisateur ne cesse d’instaurer une double domination masculine et raciale sur les femmes dites « indigènes » : les métaphores de territoires « vierges », de conquêtes, de prise de possession sont fréquemment employées. Dans ce cadre, loin d’être marginale, la question de la prostitution, et plus largement de la rencontre physique entre colonisateurs et colonisé.e.s, se trouve au cœur des préoccupations des autorités.

De la « conquête » à l’administration des territoires : évolution du phénomène prostitutionnel en colonie

Avec la colonisation, la prostitution prend une nouvelle ampleur. Elle se développe au moment des conquêtes des territoires coloniaux, en particulier près des casernements militaires où les femmes colonisées sont « mises à disposition » des soldats. Dès 1831, dans le territoire nouvellement conquis de l’Algérie, la prostitution est réglementée avec la création d’un statut unique pour les prostituées, enregistrées par la police, et la mise en place de lieux spécifiques, comme les bordels militaires de campagne (BMC). On note un phénomène similaire dans l’Inde britannique avec la publication d’un Cantonment Act en 1864 organisant la prostitution dans des « bordels », les chaklas, intégrés aux casernes militaires britanniques.

Face à la surreprésentation masculine parmi la population européenne, les relations entre hommes blancs et femmes colonisées sont largement tolérées pendant une large partie du xixe siècle, jusqu’au mariage dans certains cas. En 1842, il n’y a au sein de la population blanche d’Algérie que 474 femmes pour 1 000 hommes. Le concubinage est répandu comme en témoignent les expressions désignant les « petites épouses » : « bibis » dans l’Empire britannique, « signares » au Sénégal, « nyai » dans les Indes néerlandaises. La prostitution est quant à elle encouragée pour répondre aux besoins des administrateurs civils masculins. Comme dans les métropoles, elle s’accompagne d’un discours médical et réglementaire.

Réglementer la prostitution dans les colonies : enfermement et contrôle sanitaire

L’encadrement des pratiques prostitutionnelles dans les colonies prolonge ce qui se pratique en Europe. En 1865, le code Pisanelli criminalise la prostitution en Érythrée comme elle l’est en Italie. Dans les empires britannique et français, c’est la tradition réglementariste qui s’impose. La prostitution est d’abord refoulée en milieu clos, à l’intérieur de quartiers réservés sous surveillance permanente de l’administration, ce qui implique un contrôle policier et médical constant. Dans le Tonkin passé sous protectorat français en 1883, une police des mœurs est créée cinq ans plus tard.

La question sanitaire apparaît centrale pour les colonisateurs européens qui sont convaincus que les prostituées sont le principal vecteur de diffusion des maladies vénériennes. Dès 1849, à Saint-Louis au Sénégal, est créé un dispensaire de salubrité publique et, dans les Indes néerlandaises, à partir de 1852, sont organisées des visites prophylactiques pour dépister la syphilis. Dans l’Inde britannique, la promulgation de plusieurs Contagious Diseases Acts entre 1864 et 1867, donne un statut officiel aux prostituées surveillées et traitées dans des « hôpitaux fermés » pour éviter toute propagation de maladies vénériennes. En ce qui concerne la colonie belge du Congo, la première réglementation de la prostitution est plus tardive, en 1909, et là aussi dictée par la crainte de diffusion de maladies.

Car lutter contre le péril vénérien, c’est d’abord protéger la société blanche des risques épidémiologiques. Mais outre son aspect sanitaire, la réglementation des pratiques prostitutionnelles est aussi politique et projette dans cet univers les hiérarchies raciales à l’œuvre dans les empires. Alors que l’importation de prostituées européennes dans les territoires coloniaux était courante au cours du xixe siècle, à la condition qu’elles soient exclusivement destinées aux hommes blancs, l’angoisse que fait naître en Europe la traite des blanches et les rumeurs d’enlèvement de jeunes Européennes vers l’outre-mer provoque son interdiction progressive comme en Inde britannique en 1912.

Mais les distinctions coloniales sont également à l’œuvre parmi les femmes non européennes. Ainsi, dans toute l’Asie orientale se développe un trafic de femmes enlevées ou achetées dans les régions rurales les plus pauvres du Japon. Aux mains de souteneurs, on retrouve les Karayuki-San (prostituées japonaises) aussi bien en Extrême-Orient russe, en Malaisie ou Inde britannique, aux Indes néerlandaises comme en Indochine française. Accessibles aux marchands chinois comme aux colons européens, elles occupent un rang intermédiaire dans la hiérarchie sexuelle coloniale entre femmes autochtones et européennes.

Un constat d’échec : l’impuissance à contrôler la prostitution coloniale

La plupart des territoires coloniaux connaissent une situation paradoxale où cohabitent une prostitution endémique et une volonté formelle de contrôle. Dans les faits, les textes sont peu appliqués et l’ambition réglementaire se heurte bien souvent à la méconnaissance par les colonisateurs de la multiplicité des pratiques prostitutionnelles en situation coloniale, qu’ils peinent à identifier comme telles et à réprimer. Il existait en effet dans les colonies tout un ensemble varié de conduites mouvantes, de comportements liés à la sexualité vénale qui échappait à la réglementation sur la prostitution. Comme l’ont montré plusieurs travaux sur les ménagères sur le continent africain, on retrouve des rapports sexuels passagers entre colonisateur et colonisées, qui ne se réduisent pas à un rapport marchand mais qui prennent souvent la forme d’une cohabitation. C’était le cas des « concubines domestiques » avant que ces dernières soient interdites dans certaines colonies, dès 1905 pour l’Empire allemand et 1909 pour l’Empire britannique.

À partir des années 1920, la question de la prostitution dans les colonies prend une tournure plus politique. Elle cristallise certaines luttes nationalistes : en 1928 et 1930, 40 associations féministes libanaises et syriennes se réunissent en congrès à Beyrouth et adoptent des résolutions contre la prostitution. Par ailleurs, la Société des Nations (SDN) est chargée, dès sa fondation en 1919, du « contrôle général des accords relatifs à la traite des femmes et des enfants » et, trente ans plus tard, l’Organisation des Nations unies (ONU) déclare à son tour la traite des êtres humains en vue de la prostitution « incompatible avec la dignité et la valeur de la personne humaine ». Mais malgré les tentatives de régulation à l’échelle internationale et l’hostilité des premiers mouvements nationalistes envers la prostitution, symbole de la domination coloniale, les pratiques perdurent.

L’exemple de la réglementation de la prostitution en Afrique occidentale française (AOF) est à ce titre emblématique. La loi métropolitaine Marthe Richard du 13 avril 1946 est promulguée en décembre de la même année dans la fédération aofienne. Elle prévoit la fermeture des maisons de tolérance – au contraire du Maghreb où elles sont maintenues –, la répression du proxénétisme et l’instauration d’un délit de racolage. Cependant, la mise en place d’un fichier sanitaire et social de la prostitution également prévue n’est pas appliquée en AOF. Cette situation rend dès lors impossible tout contrôle effectif par les autorités coloniales et entraîne le développement de la prostitution clandestine dans la fédération, pratique que souhaitaient précisément réglementer les autorités coloniales.

Ainsi la prostitution perdure jusqu’à la veille des indépendances. Elle reste largement répandue pendant les guerres de décolonisation, où d’immenses BMC sont ouverts en Indochine et en Algérie – et ce, dans ce dernier territoire, jusqu’en 1962. Au lendemain des indépendances on assiste dans certains pays à la fermeture des maisons closes, acte symbolique du nouveau pouvoir postcolonial.

Citer cet article

Romain Tiquet , « La prostitution en situation coloniale », Encyclopédie d'histoire numérique de l'Europe [en ligne], ISSN 2677-6588, mis en ligne le 22/06/20 , consulté le 06/10/2024. Permalien : https://ehne.fr/fr/node/12446

Bibliographie

Blanchard, Pascal, Blancel, Nicolas, Boëtsch, Gilles, Taraud, Christelle, Dominic, Thomas (dir.), Sexe, race et colonies, Paris, La Découverte, 2018.

Stoler, Ann Laura, Carnal Knowledge and Imperial Power: Race and the Intimate in Colonial Rule, Berkeley, Los Angeles, Londres, University of California Press, 2002.

Taraud, Christelle, La prostitution coloniale, Algérie, Tunisie, Maroc (1830-1962), Paris, Payot, 2003.

Tracol-Huynh, Isabelle, « La prostitution au Tonkin colonial, entre races et genres », Genre, sexualité & société [en ligne], 2 | Automne 2009, mis en ligne le 16 janvier 2010, consulté le 24 août 2018. [En ligne]

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Portrait photographique de Joséphine Butler. Source : Wikimedia Commons.
Illustration extraite de Léo Taxil, La prostitution contemporaine : étude d’une question sociale, Paris, Librairie populaire, 1884, et reprise par Régis Revenin dans Homosexualité et prostitution masculines à Paris : 1870-1918, Paris, L’Harmattan, 2005. 
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