Des Lumières jusqu’au milieu du xxe siècle, l’idée domine d’un corps féminin principalement voué à la maternité – selon l’adage hippocratique « tota mulier in utero » (« toute la femme est dans l’utérus »). Pour lutter contre la surmortalité en couches, les praticiens médicaux exercent un contrôle croissant à partir du xviiie siècle sur la maternité. Cette médicalisation s’étend à toutes les catégories sociales à la fin du xixe siècle en Europe du Nord-Ouest, puis sur tout le continent. Elle est favorisée par les découvertes pastoriennes des années 1860-1870 qui légitiment l’emprise médicale sur le corps maternel, principalement à l’hôpital. Cette évolution conduit à un net recul de la mortalité mais aussi à une dévalorisation des savoirs féminins sur le corps et la maternité.
La grossesse est alors majoritairement vécue par les femmes comme une expérience désagréable, marquée par la maladie et la peur. Associée à l’animalité et à la laideur, elle est en général dissimulée par des vêtements et peu représentée dans l’art. Quant à l’accouchement, encore risqué et douloureux, il est parfois vécu comme un véritable calvaire, à l’image des neuf enfantements de la reine Victoria (1819-1901).
Une fois l’enfant né et la mère sauve, l’allaitement est souvent délégué à d’autres que la mère, conduisant à la marchandisation du corps de nourrices, issues de milieux populaires. Mais cette pratique, très répandue au xixe siècle dans les classes urbaines, et en France davantage que dans le reste de l’Europe, diminue en fin de siècle en faveur de l’allaitement artificiel.
La maternité est surtout valorisée et idéalisée sous l’angle éducatif et affectif, ce que révèle au xixe siècle la multiplication des portraits mettant en scène l’amour entre mères et enfants. Dans l’art, le corps maternel apparaît désexualisé, d’autant plus qu’il prend pour modèle la Vierge Marie dont le culte connaît une ferveur nouvelle dans les pays catholiques. À contre-courant, le Viennois Klimt (1862-1918) fait scandale en 1903 en représentant une femme enceinte totalement nue dans Espoir. Des femmes artistes, s’inspirant de leur expérience, renouvellent néanmoins la représentation du corps maternel, telle l’Allemande Paula Modersohn-Becker (1876-1907), à la fois artiste et mère, non sans difficulté.
À partir du dernier tiers du xixe siècle et dans un contexte de baisse de la natalité en Europe, la maternité est au cœur des politiques publiques. Initié dans certains pays – Suisse (1877), Allemagne (1878), Belgique et Hollande (1889) – le congé de maternité se généralise lors des deux premières décennies du xxe siècle. À l’exception de la Russie communiste, puis de l’URSS, qui autorisent l’avortement de 1920 à 1936 afin d’émanciper les femmes du modèle familial bourgeois, tous les États européens adoptent des mesures natalistes. Elles s’accompagnent de législations répressives contre l’avortement et la publicité anticonceptionnelle dans des pays conservateurs comme l’Italie, ou dans d’autres craignant le péril démographique après l’hécatombe du premier conflit mondial, comme en France (lois de 1920-1923).
La maternité est alors présentée comme un devoir et le bonheur suprême, source de santé et de beauté. Le refus de la maternité ou l’incapacité d’y parvenir transforme, dit-on, les femmes en êtres incomplets et inutiles, à la sexualité potentiellement dangereuse. Les régimes autoritaires cantonnent les femmes à leur rôle de procréatrices et les incitent à rester au foyer ; la pratique de la gymnastique est favorisée pour préparer leur corps à la maternité. Cependant, durant les années 1930, les pays du nord de l’Europe facilitent le contrôle des naissances, en le dissociant de l’amour libre par souci de moralisation. Le gouvernement anglais permet en 1930 la diffusion d’informations sur les méthodes anticonceptionnelles et l’Église anglicane autorise l’utilisation des contraceptifs dans le cadre du mariage.
Avec le baby-boom, et des mères bien plus nombreuses, est réactivée la confusion entre corps féminin et maternel. La réduction de la mortalité maternelle et la diffusion de techniques dites d’« accouchement sans douleur » venues d’URSS changent le vécu de l’enfantement, en offrant aux femmes la possibilité d’être davantage maîtresses de leur corps et d’atténuer les souffrances de l’accouchement, auquel le développement de l’anesthésie péridurale contribue également à partir des années 1980.
Cette représentation dominante – corps de femmes/corps de mères – est pourtant l’objet d’une profonde remise en cause : Simone de Beauvoir dissocie sexualité, procréation et féminité dans Le Deuxième Sexe (1949). La seconde vague féministe d’Europe occidentale de la décennie 1970 revendique la libre disposition de leur corps par les femmes, contestant l’existence d’un destin biologique. L’injonction à la maternité y est alors définie comme une aliénation, fondement de la domination masculine et ainsi désacralisée. Refusant la « maternité esclave », les féministes militent pour l’éducation à la sexualité, le droit à la contraception et à l’avortement. Ce dernier est d’abord acquis en Europe du Nord (Suède 1946) et de l’Est (à nouveau autorisé en URSS en 1955, Pologne en 1956, Tchécoslovaquie en 1957), puis en Grande-Bretagne en 1967. Dans les pays catholiques, les freins restent nombreux et l’avortement, quand il est autorisé, reste soumis à de nombreuses restrictions (Italie : 1978, Espagne : 1985, Portugal : 2007), voire toujours interdit en Irlande ou à Malte et à nouveau très restreint en Pologne (1997).
Le contrôle médical sur le corps fécond des femmes prend de nouvelles formes. La multiplication des interdits, des précautions et des examens pendant la grossesse, ainsi que le développement de l’échographie à partir des années 1980, rendent le ventre « transparent » et font du fœtus un patient comme un autre, provoquant chez des femmes le sentiment d’être au service de leur bébé et dépossédées de leur corps. Malgré ces contraintes, la maternité reste une expérience très valorisée, même par des féministes, comme Antoinette Fouque (1936-2014) qui célèbre cette capacité fondamentale et spécifiquement féminine. Le bonheur d’être mère et les plaisirs physiques que cet état procure sont aussi invoqués ; grossesse, accouchement et allaitement deviennent des expériences fondatrices. On assiste à l’heure actuelle à une forte pression sociale pour allaiter, au nom d’un retour au « naturel » qui s’observe également dans la revendication de pouvoir accoucher sans anesthésie, cette démarche constituant aussi une forme d’empowerment face au pouvoir médical. Aujourd’hui, la grossesse fait l’objet d’un fort investissement symbolique et, contrairement à autrefois, est volontiers exhibée. Cependant, les changements du corps qui l’accompagnent, l’expérience de l’accouchement et de la maternité peuvent être des moments critiques pour l’identité féminine et s’accompagner parfois de troubles psychiques (dépressions post-natales).
In fine, si les femmes ont désormais la possibilité de s’épanouir en dehors de la maternité, celle-ci reste un élément central de leur existence (seules 10 % des Françaises n’ont pas d’enfant, contre 30 % des Allemandes en 2006). Les injonctions sociales et le désir d’enfant non assouvi font souvent de la stérilité une source de frustrations et de souffrance, expliquant le recours croissant aux techniques d’aide à la procréation (Procréation médicalement assistée – PMA, Gestation pour autrui – GPA) qui suscitent débats et législations variés. En dissociant la maternité d’un corps féminin unique, ces pratiques conduisent à réviser l’adéquation corps de femmes/corps de mères.