À la fin du xvie siècle, le terme queer signifie « oblique » et « pervers » en anglais. Son usage se répand à partir du début du xxe siècle pour désigner plus spécifiquement les homosexuels et plus précisément les hommes en recherche de relations sexuelles avec d’autres hommes, sans semble-t-il en éprouver quelque honte. Durant la seconde moitié de ce siècle, queer en tant qu’adjectif et nom commun, gagne une dimension critique ambitionnant de rendre obsolète et inutile le binarisme des sexes (homme/femme) et des sexualités (homosexualité/hétérosexualité) au moyen d’une analyse de leurs diversités. Ce processus s’opère à travers une double réappropriation, militante (Queer Nation) et académique (théorie queer). Il s’appuie sur des réflexions théoriques antérieures analysant la construction du sujet comme produit du pouvoir, telles celles de Friedrich Nietzche (1844-1900), de Michel Foucault (1926-1984), et de Monique Wittig (1935-2003) et s’inscrit dans un dialogue transatlantique. Les travaux de Foucault, et plus largement la French Theory, ont inspiré la pensée queer états-unienne qui en retour a influencé des chercheur-e-s européen-ne-s tels en France Didier Éribon (né en 1953) et Sam/Marie-Hélène Bourcier (né.e en 1963) qui se sont fait le relais de ce nouveau champ de réflexion dans les années 1990. L’émergence du queer se manifeste alors par une relation dialectique entre publications théoriques dans un cadre académique et naissance de mouvements distincts de celui LGBT (lesbienne, gay, bi et transgenre). Il est à la fois national et transnational. Ainsi, les pays scandinaves sont très tôt influencés par la généalogie queer américaine. C’est la revue Lambda Nordica qui introduit le queer la première fois dans le dossier thématique « Queer theory : What is it and what is it good for ? » (1996), dirigé par Don Kulick (né en 1960), anthropologue suédois, lui-même voyageant entre New York et Stockholm. En Allemagne, le queer résulte d’un chevauchement intellectuel et politique qui s’inspire des traditions du féminisme matérialiste mais aussi des échanges transatlantiques. En Italie, le débat queer est marqué quant à lui par une tradition de critique anti-normative « autochtone », initié par le mouvement Fuori! et sa figure emblématique, Mario Mieli (1952-1983). Le livre de ce dernier, Éléments de critique homosexuelle (1977), traduit en français par Massimo Prearo (né en 1977) en 2008, est considéré un précurseur de la théorie queer. En même temps, les travaux de Teresa de Lauretis (née en 1938), professeure états-unienne d’origine italienne, ont eu aussi leur propre influence sur l’introduction du queer dans le contexte italien. Nous constatons donc dans tous les pays européens un effet de diffusion du queer, qui s’intègre dans les expériences académiques et militantes nationales spécifiques.
Ces spécificités nationales sont traversées par un questionnement commun dans une approche intersectionnelle de la sexualité et du post-colonial à propos de migrations et de la géopolitique en Europe. Les conférences Queer in Europe (Exeter, 2008), Sexual Nationalisms in the New Europe (Amsterdam, 2011) et European Geographies of Sexualities (Bruxelles 2011, Lisbonne 2013, Rome 2015) sont emblématiques d’une nouvelle problématique, commune, sur l’imbrication entre sexualité, néolibéralisme et nationalisme en Europe. Des études collectives renforcent l’approche européenne de la question queer : Queer in Europe (2011) ; De-centring Western Sexualities : Central and Eastern European Perspectives (2011) ; European Others : Queering Ethnicity in Postnational Europe (2011). Dans le même temps, s’affirme une génération de militant-e-s, s’identifiant comme queer, en écho à ladite théorie et s’opposant aux identités considérées comme figées des mouvements LGBT et féministes. Des pratiques militantes spécifiques s’observent : localement, des collectifs queer se déploient notamment dans les milieux squatteurs et anarchistes, proposant des formes d’organisation non hiérarchique, comme les mouvements Mov Kafenio et Massqueeraid en Thessalonique dans les années 2010. Ces militant-e-s offrent des alternatives au terme anglais queer, « traduit » dans leurs langues (français : transpédégouine ; italien : frocia ; espagnol : transmaricabollo, etc.) Des militant-e-s, comme celles de QueerLab et Laboratorio Smaschieramenti en Italie, se positionnent contre les identités binaires homo/hétéro ou homme/femme et interpellent le mouvement LGBT sur ses revendications pour l’égalité des droits, lui reprochant de naturaliser les homosexuel-le-s en groupe minoritaire, sans remettre en cause l’ordre inégalitaire et hétéronormatif de la société. Cette posture s’accompagne souvent d’une mise en exergue de différents styles sous-culturels et transgressifs concernant la représentation de soi, comme les performances post-porn du collectif Zarra Bonheur (fondé en 2014). Nationalement, des collectifs, comme les Panthères roses (2002) à Paris, ou Queericulum Vitae (2004) à Athènes et QueerLab (2011) à Rome ont en commun de lutter contre l’homophobie et le sexisme aussi bien dans l’espace public hétéronormatif que dans le milieu de gauche. Dans des pays où les droits LGBT ne sont pas – ou peu – reconnus, les militant-e-s queer ne sont pas forcément en rupture radicale avec le mouvement LGBT, par exemple en Europe centrale et de l’Est. Enfin, en Europe du Nord, les mouvements queer désapprouvent à la fois l’institutionnalisation des mouvements LGBT et les politiques étatiques d’inscription de la liberté sexuelle et de l’égalité des sexualités dans le récit national. Cette récupération est souvent perçue par les militant-e-s queer comme une politique d’État appelée « homonationalisme », visant à stigmatiser d’autres populations, migrantes et/ou musulmanes notamment.
Le transnationalisme du militantisme queer se caractérise par des actions collectives inscrites dans la dynamique suscitée par les mouvements altermondialistes au début des années 2000. Ainsi, des collectifs s’identifiant comme queer participent aux manifestations de Gênes en 2001, au sein des forums sociaux européens ou encore dans les réseaux anti-frontières No Borders (1999). Le militantisme transnational queer européen poursuit en parallèle un processus d’autonomisation vis-à-vis d’autres mouvements de gauche. Le festival annuel Queeruption en constitue un moment emblématique : Londres (1998, 2002), Berlin (2003), Amsterdam (2004), Barcelone (2005), Manchester (2010). Organisés sur des modes antihiérarchiques, les Queeruption s’inspirent des cultures de partage et de déconstruction du système production/consommation, inscrites dans les cultures do-it-yourself (DIY), punk et squatteur. En parallèle, d’autres festivals queer attirant des publics transnationaux – festival queer de Copenhague (2009-2016), festival d’Oslo (2010-2013), Queeristan à Amsterdam (2009-2017) – participent de la construction d’une identité collective queer transnationale, fondée sur le refus des identités figées de genre et de sexualité, et sur celui de l’établissement des frontières de la « forteresse Europe ». Ainsi, le militantisme queer transnational enrichit son répertoire d’actions et de revendications en y incluant des défis actuels, comme la « crise des réfugié-e-s ». Plusieurs initiatives mettent en évidence ce souci de convergence, comme la mise en place des dispositifs de soutien aux réfugié-e-s non-hétérosexuel-le-s et transgenres, tels QueerMigs (Zurich, 2013), Queer refugees Support (Hambourg, 2017), ou encore Lgbtqi+ refugees (Athènes 2017).