De l’ordre naturel des sexes à la nature des femmes

Qu’elle soit divine, immanente ou physiologique, la Nature est l’argument majeur qui, dans la continuité des Lumières, permet à l’époque contemporaine de justifier, sans la questionner, la domination masculine et l’infériorisation des femmes. Un consensus européen hiérarchise ainsi les sexes en fonction de leur nature : fragiles physiquement et mentalement, sans cesse souffrantes de par leur « organisation », les femmes sont le « sexe faible », soumis naturellement et nécessairement aux hommes, le « sexe fort » auquel est réservée la sphère publique. Le domaine des femmes, de par leur corps, est le privé, la maternité, voire l’amour. Cette naturalisation, aux lourds effets sociaux et politiques, est d’une étonnante stabilité : malgré les progrès scientifiques et la lutte contre les discriminations sexuées, elle ne vacille que dans le second xxe siècle, tardivement remise en cause et pourtant récupérée à leurs fins par des féministes. Au xxie siècle, la naturalisation des sexes retrouve de la vigueur à des fins opposées.

Défilé de la Bund Deutscher Mädel (Ligue des jeunes filles allemandes branche féminine des jeunesses hitlériennes), 1941.
Sommaire

La Nature veut, la Nature exige, la Nature ordonne… D’un bout à l’autre de l’Europe du xixe siècle, la nature parée d’une majuscule est invoquée par les religieux, les philosophes, les scientifiques et même les politiques. S’ils ne s’accordent pas sur son origine, elle légitime pour tous la domination masculine, inférée par la définition même de la féminité par l’Encyclopédie (1751), selon laquelle la femme est la « femelle de l’homme », supérieur en force d’esprit et de corps. Elle lui est donc subordonnée dans la famille comme dans la cité car « la nature semble conférer [à celui-ci] le droit de gouverner ». Toute de pudeur, douceur, compassion, la femme est vouée à la reproduction de l’espèce, à laquelle elle aspire instinctivement. Et la France de La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen d’interdire en 1793 à toute femme de venir « dans la tribune aux harangues, à la barre du Sénat, remplir des devoirs que la nature a départis à l’homme seul » (Pierre-Gaspard Chaumette, 1763-1794). Cette offensive se clôt en 1801 avec le projet de loi de Sylvain Maréchal (1750-1803) – jamais adopté – « portant défense d’apprendre à lire aux femmes ». La Raison doit obéir à la Nature, ordonnatrice du monde : elle destine aux femmes le privé, aux hommes le public. Ce raisonnement glisse de la Nature à la nature féminine, faible et fragile, et irrigue toute la construction de la différence des sexes, commune à l’ensemble de l’Europe, inscrite jusque dans les codes civils. Cette hiérarchie genrée est cautionnée par les dictionnaires de sciences médicales : le « Panckouke » (Paris, 1812-1822), une référence européenne, reprend la doxa hippocratique selon laquelle l’utérus résume l’organisation féminine et la réduit à sa fonction génitrice. La femme – entre menstruations et grossesses, puberté et ménopause – est une perpétuelle malade. Une faiblesse que l’éducation ne peut gommer ; l’homme lui est donc naturellement, et irrémédiablement, supérieur, « tel est le véritable rapport naturel des sexes entre eux ». Cette conclusion, énoncée aussi par le philosophe allemand Georg Hegel (1770-1831), est confirmée par la psychiatrie dès sa naissance : elle identifie un lien entre la nature féminine et la folie. L’instabilité mentale de toute femme, inapte, à contrôler ses émotions, la rend incapable de faire bon usage de la raison. Il faut donc protéger le « sexe faible » et protéger la société de son influence néfaste, le cantonner au foyer où sa nature et son instinct maternel pourront s’épanouir. Le seul domaine où la femme excelle est celui de l’amour, servi par sa beauté, par lequel elle influence l’homme et adoucit les mœurs. Autour de cette identité, la Grande-Bretagne du xixe siècle construit le « culte de la vraie féminité », mélange de piété, pureté, dévouement domestique. Tout rejet de ce modèle est signe d’anormalité pathologique ou de déviance morale et sociale. Son recul en fin de siècle est vécu comme une dangereuse féminisation de la société. L’argument naturaliste s’énonce clairement antiféministe : Arthur Schopenhauer (1788-1860) veut ainsi « qu’en Europe on [remette] à sa place naturelle ce numéro deux de l’espèce humaine » (Essai sur les femmes).

Les progrès de la science du premier xxe siècle ne modifient pas cette naturalisation des femmes : l’endocrinologue espagnol Gregorio Marañon (1887-1960) biologise en 1926 la différence des sexes, fondement des rôles sociaux masculin et féminin, et fait l’éloge de la mission maternelle des femmes (Tres ensayos sobre la vida sexual). Le postulat d’une nature féminine s’intègre dans les théories psychanalytiques qui l’articulent avec la sexualité féminine, ce « continent noir » selon Sigmund Freud (1856-1939). Donald Winicott (1896-1971) identifie quant à lui un « féminin pur », transmis par la mère, parce que femme.

Quelle que soit la version de ce déterminisme, il rend impensable toute modification des normes de genre. Néanmoins, des voix dénoncent là un préjugé. Dans la lignée d’un Nicolas Condorcet (1743-1794) selon lequel l’infériorité des femmes est une construction socio-politique, Stuart Mill (1806-1873), Auguste Bebel (1840-1913), entre autres, contredisent l’antiféminisme qui sous-tend cette idée reçue. Les marxistes rendent le capitalisme seul responsable de la condition des femmes, mais sans nier l’existence d’une nature féminine nécessitant des lois protectrices. Ces remises en cause accompagnent l’émergence d’une conscience de genre, fondatrice du féminisme. Ses militantes radicales remettent en cause ce naturalisme et nient l’existence d’un instinct maternel telle l’Allemande Hedwig Dohm (1831-1919), dans Die Mutter (1903). Pourtant, c’est moins au nom de l’universalisme que des qualités féminines innées, liées à la capacité de donner la vie, que la majorité des militantes revendique une égalité des droits entre les sexes. L’argument est ainsi, et pour longtemps, récupéré par des camps opposés, à l’exception du bloc soviétique qui ne renvoie pas les femmes à leur prétendue nature tout en menant une politique familialiste. Dans l’entre-deux-guerres, les femmes sont chargées de repeupler l’Europe, conformément à leur destinée naturelle ; le pouvoir politique et économique demeure ainsi l’apanage des hommes. Alors que des féministes réclament l’inclusion des femmes dans la cité pour parachever la démocratie, voire la consolider de leur pacifisme – prolongation de leur féminité tournée vers la vie –, les projets fascistes se prétendent, eux, respectueux de la nature des femmes en les excluant de la sphère publique. La nature légitime tout autant le Kinder, Küche und Kirchen (« enfants, cuisine et Église ») – les 3K – imposé aux Allemandes par le IIIe Reich, que le renvoi de l’administration des épouses en leur foyer et l’institutionnalisation de la fête des mères par l’État français. Le phalangisme espagnol déclare que le vrai féminisme est celui qui respecte la nature de la femme en la maintenant au foyer. Le second xxe siècle n’est pas en reste : alors que le marché du travail se féminise, la nature féminine justifie la sexuation des métiers, les écarts de salaire et de carrière, tout comme leur accès limité au politique, prétendument liés à la moindre compétence innée des femmes, malgré la retentissante charge antinaturaliste de Simone de Beauvoir (1908-1986) et son « on ne naît pas femme : on le devient » (Le Deuxième Sexe, 1949). Vilipendé par la seconde vague du féminisme des années 1970, le postulat d’une nature féminine est détourné par son courant essentialiste, particulièrement actif en Scandinavie et en Italie : il repose sur la conviction de l’existence de natures féminine et masculine, thèse portée en France par Antoinette Fouque (1936-2014). Au xxie siècle, la naturalisation des sexes – pourtant déconstruite par des anthropologues comme Françoise Héritier (née en 1933) – continue d’être écartelée entre des tendances réformistes, voire révolutionnaires – qui refusent nature (inné) et lui opposent nurture (acquis) dans les identités de genre (mouvement LGBTQI) – et conservatrices, voire réactionnaires – qui réclament le respect de la nature féminine et de la différence naturelle des sexes (France, Italie : la Manif pour tous, Pologne : Famille Radio Maryja, Croatie : Au nom de la famille, Finlande : Aito avioliitto). Néanmoins, prétendre à une nature féminine et proclamer, tel l’eurodéputé polonais d’extrême droite Janusz Korwin-Mikke (né en 1942), que « les femmes doivent gagner moins que les hommes, parce qu’elles sont plus faibles, […] plus petites et […] moins intelligentes » (mars 2017) est considéré par l’Union européenne comme relevant d’un sexisme passible de poursuites.

Citer cet article

Yannick Ripa , « De l’ordre naturel des sexes à la nature des femmes », Encyclopédie d'histoire numérique de l'Europe [en ligne], ISSN 2677-6588, mis en ligne le 22/06/20 , consulté le 13/12/2024. Permalien : https://ehne.fr/fr/node/12250

Bibliographie

Héritier, Françoise, Masculin, féminin. La pensée de la différence, Paris, Odile Jacob, 1996.

Jordanova, Ludmilla, Images of gender in Science and Medicine between the Eighteenth and Twentieth Centuries, University of Wisconsin Press, 1993.

Rennes, Juliette (dir.), Encyclopédie critique du genre, Paris, La Découverte, 2016.

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