Jusqu’au xviiie siècle, le ius corrigendi, droit de correction de l’homme sur son épouse et ses enfants est reconnu légitime aussi bien par le droit canon que coutumier. Cependant celui-ci n’est pas sans limite et partout en Europe les femmes ou leurs familles peuvent faire appel aux autorités administratives ou judiciaires, qu’elles soient séculières ou ecclésiastiques, quand le mari par sa brutalité, voire sa cruauté s’apparente à un tyran. Ces autorités interviennent alors au sein du couple pour le préserver, intimant à l’auteur des excès une conduite plus appropriée. Le droit de punition se trouve progressivement contesté, que ce soit au nom des Écritures, des Lumières, par le rejet d’une violence du fort (l’homme) sur le faible (la femme), puis du monopole de la violence par l’État.
Mais, au cours du xixe siècle, le triomphe du modèle de la famille nucléaire entérine la domination masculine à sa tête tout en encadrant l’expression de sa puissance. En parallèle d’une redéfinition de la virilité imposant la maîtrise de soi, le chef de famille se doit de bien tenir sa maison. Comme l’établit en 1804 le Code civil napoléonien, « le mari doit protection à sa femme, la femme obéissance à son mari ». Si l’homme est le chef, au cours du siècle les différentes législations européennes condamnent la violence conjugale. Qu’elle soit commise, et jusqu’au meurtre, par un membre de sa famille constitue une circonstance aggravante (Norvège 1842, Italie 1889, Empire russe, 1912). Cependant, la moralité de l’épouse doit être irréprochable. Son adultère est une circonstance atténuante en cas de meurtre, voire l’objet d’articles de loi spécifiques dissociant, en Italie, le « crime d’honneur » de l’homicide. Enfin, si le mari n’est violent qu’au domicile, c’est une affaire privée ôtant au ministère public la possibilité d’engager des poursuites.
Limiter les violences masculines
La judiciarisation de la violence conjugale s’accompagne de deux phénomènes connexes. D’une part, la légitimité sociale de la violence maritale est réduite. Les discours rejettent progressivement l’homme violent du côté des classes populaires, de l’alcoolisme, de la marginalité, de maris incapables d’assurer leur rôle de chef de famille en gentleman. D’autre part, le risque de la condamnation pénale, la honte sociale, l’inquiétude à ouvrir l’espace familial à la puissance publique enferme progressivement les femmes dans le silence. Aussi, seuls les cas les plus extrêmes troublent ce nouvel ordre d’une violence masculine légalement condamnée, mais socialement tolérée et tue, et très rarement comptabilisée.
Au tournant du xxe siècle, ce modèle conjugal est contesté. Du côté du mouvement ouvrier, les écrits sont nombreux pour dénoncer dans le mariage un esclavage voire une forme de prostitution imposés aux femmes (Clara Zetkin, August Bebel, Alexandra Kollontaï) ; les féministes dénoncent plus facilement cette violence surtout quand il s’agit des classes populaires. Médecins et moralistes s’inquiètent pour leur part au lendemain de la Première Guerre mondiale d’une famille fragilisée par des hommes ébranlés par la guerre et jaloux de femmes de plus en plus indépendantes. Le « crime passionnel » traduit cette peur de perdre sa femme, mais aussi sa reconnaissance sociale, d‘être ridiculisé par l’image du cuckoo, cornuto, ou cocu.
L’URSS se veut pionnière dans le domaine de la famille et des relations entre hommes et femmes. Elle est le premier État à punir dès 1922 le viol conjugal et les violences conjugales sont bannies car contraires à la nouvelle conjugalité socialiste. Mais lorsque Staline proclame en 1930 la pleine émancipation des femmes dans la patrie du socialisme, s’en plaindre revient à critiquer le régime. Condamnées selon les périodes comme comportement déviant, au titre du hooliganisme, ou privé, les violences conjugales sont certes contenues, mais statistiquement estompées et souvent socialement tues, elles perdurent en URSS comme dans le bloc communiste après 1945.
En Europe de l’Ouest, les maris brutaux représentent une figure sociale négative certes, mais ordinaire car inscrite dans une fatalité des relations entre hommes et femmes. Quand les coups font meurtres, ils passionnent une presse bon marché qui use abondamment de la photographie pour satisfaire un public toujours plus nombreux (Détective 1928, Police Magazine 1930). Traités comme des faits divers, ils échappent à toute analyse des rapports entre les sexes pour demeurer un drame de l’amour, de la misère ou de la folie.
« En finir avec les violences faites au femmes »
Avec les années 1970, les mouvements féministes mettent au premier plan la question du corps : contraception, avortement, liberté sexuelle, mais aussi dénonciation des violences faites aux femmes. Leurs luttes prennent rapidement une dimension internationale avec des modes d’action similaires. S’ouvrent un peu partout en Europe des refuges pour femmes battues à la fois lieux de parole, de débats, d’engagements. Le premier Women’s Aid est fondé à Chiswick dans la banlieue de Londres en 1971 à l’initiative d’Erin Pizzey (1939-), suivent Édimbourg et Amsterdam en 1974, Rome (Casa della Donna) et Berlin (Frauenhaus) en 1976, Clichy (Flora Tristan), Vienne et Stockholm (Alla Kvinnors Hus) en 1978, Zurich en 1979. Réunions publiques et manifestations se multiplient également partout en Europe de l’Ouest. Des rencontres internationales ont lieu à Bruxelles et Amsterdam en 1976, à Paris l’année suivante, puis en mars 1978 se tient, à la Casa della Donna à Rome, le congrès international sur la violence contre les femmes. Ce sont aussi les mobilisations contre le viol, entre autres autour des procès de Circeo (Italie, 1976), ou d’Aix-en-Provence (France et Belgique, 1978), qui conduisent à la criminalisation accrue du viol, y compris conjugal (Suède 1965 ; Grande-Bretagne 1991 ; Allemagne 1997, France 2006) qui est reconnu en 1995 par la Cour européenne des droits de l’homme.
À partir des années 1980, le sujet devient institutionnel. Le 11 juin 1986, le Parlement européen vote la première résolution « sur les violences faites aux femmes » y compris en milieu privé car cela ne saurait plus constituer une excuse. Successivement, les États européens légifèrent : la Suède, parmi les premières, promulgue en 1998 une loi cadre dite Kvinnofrid (de la paix des femmes). En Espagne, suite à l’électrochoc que constitue l’assassinat d’Ana Orantes qui avait témoigné publiquement des violences subies de son mari, les Cortès adoptent en 2004 une loi, très novatrice par ces motifs : « La violence de genre n’est pas un problème qui affecte la sphère privée. Au contraire, elle représente le symbole le plus brutal de l’inégalité existante dans notre société. ». Au début du xxie siècle plusieurs pays candidats à l’Union européenne (Pologne, Hongrie, Roumanie, Bulgarie, Croatie) légifèrent à leur tour. En 2011, la convention sur « la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique » est signée à Istanbul par 46 États sur 47 membres (sauf la Russie) du Conseil de l’Europe.
Les violences conjugales soient mieux connues et dénombrées. En 2008, d’après une enquête de l’ONU sur plusieurs pays européens, 77,4 % des victimes d’homicides entre partenaires sont des femmes, les 22,6 % d’hommes sont pour la plupart tués dans des logiques d’autodéfense. L’éradication des violences faites aux femmes, horizon affirmé dans une redéfinition des relations de genre, rencontre de fortes résistances. La prévention, le soutien aux victimes et la répression butent à la fois sur les inégalités des moyens mis en œuvre, l’explication par la misère, l’alcool ou « l’autre culture » qui les cantonnerait aux milieux populaires et/ou d’origine étrangère, et aux résistances masculinistes. Les dénonciations des féminicides, #metoo et l’attention portée à une recrudescence des violences domestiques dans le cadre du confinement décidé lors de l’épidémie de covid-19 au début 2020 témoignent autant d’une visibilité nouvelle et transnationale que de la gravité de ces violences.