L’autorité paternelle en Europe

Au xixe siècle et à travers une bonne partie du xxe siècle, l’autorité accordée aux pères est sous-tendue par le concept légal de patria potestas. Bien que cette position dominante remonte au droit romain, ce dernier continue de jouer un rôle déterminant au cours des deux derniers siècles. De manière générale, la période s’étalant du xvie au xviiie siècle voit la position du père s’affirmer et ce, d’autant plus manifestement dans le contexte du protestantisme. Le xixe siècle, quant à lui, voit la position du père se renforcer davantage. Cette supériorité de la figure de l’époux et du père (reflétée dans les termes de head of the family, chef de famille, jefe de famiglia, capofamiglia ou encore Familienoberhaupt) ne prendra fin dans les pays d’Europe occidentale qu’avec la réforme des lois sur la famille dans les années 1960 et 1970.

Vieux patriarche entouré de sa famille, Italie, vers 1910. La photographie met en scène les générations autour de la figure patriarcale.
Sommaire

Depuis le xvie siècle, une définition large des pouvoirs du père s’impose en Europe, gouvernant ses droits et responsabilités vis-à-vis de ses enfants et englobant également l’autorité maritale sur l’épouse. L’autorité paternelle s’étend par ailleurs à quiconque appartient à sa maisonnée : ouvriers agricoles, domestiques, apprentis et compagnons. Le pater familias interagit ainsi avec le monde extérieur en qualité de représentant légal de son foyer. Dans les villes de taille plus importante, cependant, les compagnons se libèrent progressivement de cette dépendance. Les évolutions sociales du xixe siècle, dans des contextes urbains et industriels, redéfinissent cette position de pouvoir, jusqu’alors fondée sur une notion globale de l’autorité paternelle. L’État moderne, qui exerce désormais certaines fonctions auparavant assurées au sein des familles (élever, éduquer et former professionnellement les enfants), devient alors son principal « rival ». Le processus d’affaiblissement de la position d’autorité légalement consacrée des pères doit ainsi être vu comme un phénomène sur le long terme comptant plusieurs étapes. En outre, l’ampleur et la réalité de l’autorité paternelle varient à travers les époques et dans les divers milieux sociaux, en fonction de la catégorie de personnes concernées par l’exercice quotidien de ce pouvoir.

Droits et devoirs du « pater familias »

Pris dans son ensemble, le chemin emprunté par ces évolutions légales et sociales – qui font passer le père d’une position d’autorité affirmée à un rôle de partenaire au sein d’une famille régie par les droits des parents et des enfants, gouvernée par le souci du bien-être de ces derniers – n’a rien de linéaire. Suite à la Révolution française, les législateurs prennent des mesures radicales pour abolir l’autorité paternelle. Pourtant, la tendance générale dans le droit des familles du xixe siècle – comme le montrent le Code général pour les États prussiens de 1794 (Preußisches Allgemeines Landrecht, ALR) et le Code civil général de l’Empire d’Autriche (Allgemeines Bürgerliches Gesetzbuch, ABGB) de 1811 – montre un renversement en faveur du renforcement de la position d’autorité du père. Le Code civil français de 1804 peut être vu comme un paradigme pour l’esprit restaurateur alors à l’œuvre, dans la mesure où il s’applique dans de nombreux pays conquis par Napoléon et sert qui plus est de modèle aux entreprises de codification de divers pays, en Europe aussi bien qu’ailleurs. Le partage égal de l’héritage, qui consacre la fin de la priorité accordée au fils aîné, est l’unique legs révolutionnaire. La question de savoir si c’est véritablement ce point qui met en marche le « renversement » de la figure du père reste à trancher.

Le Code civil rétablit l’autorité du père en exigeant le consentement parental pour le mariage des enfants mineurs, ou le sien seul en cas de désaccord entre les époux. En contexte protestant, l’accord des parents demeure nécessaire même une fois la majorité atteinte. De manière générale, on considère que ceci est avant tout une prérogative du père ; les droits de la mère lui sont subordonnés. Si les parents n’acceptent pas le partenaire voulu, l’enfant fautif peut en outre être déshérité. Ainsi, il faut faire la part, dans les formes de l’autorité paternelle, entre celles qui se limitent à l’enfance et à l’adolescence, comme c’est le cas depuis la fin du xixe siècle, et les cas où celle-ci s’étend au-delà de la majorité. Depuis la Renaissance, le procédé légal permettant de se soustraire à l’autorité paternelle, appelé « émancipation », est utilisé par les fils lorsqu’ils se marient ou atteignent l’autonomie financière.

L’autorité paternelle au sens légal ne doit pas être confondue avec le rôle social du père. La fin du xviiie siècle voit cependant émerger un rapprochement des deux positions, les Lumières ayant donné naissance à de nouvelles représentations du père liées à la notion de droit naturel et, surtout, engendré la transformation de la famille bourgeoise. En outre, un espace se crée au début du xixe siècle dans le sillage d’une nouvelle perception de l’enfant, qui permet à un père compréhensif, aimant et attentionné de coexister avec une figure plus stricte, au fur et à mesure que la sensibilité et l’intimité prennent de l’importance dans les relations familiales. L’un des premiers textes législatifs spécifiquement conçus pour prévenir la cruauté contre les mineurs, la loi française du 24 juillet 1889 sur « la protection des enfants maltraités ou moralement abandonnés », énonce les droits associés à la « puissance paternelle », mais vise les pères comme les mères. Un mois plus tard, le Parlement britannique vote la Children’s Charter.

Les obligations associées à l’autorité paternelle incluent le soin et l’éducation des enfants. Du point de vue des droits, les pères peuvent prendre des décisions concernant non seulement les mariages de leurs enfants, mais aussi leur éducation ainsi que leur choix de carrière. Les pères ont aussi le droit et la responsabilité de gérer les finances de leurs enfants ainsi que d’agir en qualité de représentant légal pour ces derniers, au tribunal ou ailleurs. Le système dotal italien prévoit (jusqu’en 1865) que les pères fourniront une dot à leurs filles ; en Allemagne, de même, les parents sont tenus de fournir un ensemble de biens ménagers lorsqu’ils marient l’une de leurs filles et ce, jusqu’en 1958 (Code civil allemand ou Bürgerliches Gesetzbuch, BGB § 1620). En cas de désobéissance ou de mauvais comportement, un père peut faire appel à son droit légalement établi de punir ses enfants et même, dans les cas extrêmes, les faire emprisonner (ABGB 1811, BGB 1900, Code civil 1804).

L’autorité paternelle, garante de la stabilité sociale

Au xixe siècle, les tenants de l’antimodernisme dans les sphères politique, légale et universitaire voient la préservation de l’autorité et de la puissance paternelles comme un moyen de garantir la stabilité sociale, qu’ils estiment mise en péril par les immenses transformations alors à l’œuvre dans la société. Le sociologue Frédéric Le Play (1806-1882), l’un des théoriciens les plus influents de ce point de vue, considère ainsi que le modèle familial idéal se réalise dans une famille regroupant plusieurs générations sous l’autorité d’un père (famille souche). Comme l’ont cependant montré les chercheurs, de telles « constellations domestiques » ne représentent en général qu’une brève phase dans la transition générationnelle, et ne s’imposent que dans un nombre restreint de régions. Dans le cas de l’Europe de l’Est et du Sud-Est, l’histoire de la famille montre que la tendance est plutôt à la famille complexe et à des formes de foyer comparables du point de vue de leur structure interne, sur la base de droits égaux à l’héritage pour les fils. La position d’autorité est attribuée en fonction de l’ancienneté, ce qui tend à favoriser les pères, puis les fils aînés.

National-socialisme allemand, fascisme italien, stalinisme russe : les régimes autoritaires du xxe siècle jouent un rôle ambigu. Bien qu’ils préservent le concept, ils usurpent simultanément l’autorité paternelle en la transférant à un État paternaliste jouant le rôle de père de substitution. Les deux guerres mondiales (et notamment la seconde) refaçonnent en profondeur la nature de l’autorité paternelle. Dans Vers la société sans pères, le psychanalyste Alexander Mistcherlich aborde non seulement le cas des pères morts à la guerre, mais aussi l’aliénation de ceux qui en reviennent vivants. Après les années 1950, l’autorité du père et du mari sur la famille s’amenuise progressivement jusqu’à être finalement abolie par les réformes législatives des années 1970, conséquence non moindre du mouvement pour les droits des femmes. À l’heure actuelle, les débats portent avant tout sur les droits des pères en cas de séparation, de divorce ou en dehors du mariage, ainsi que celui d’être mis au courant de l’existence de leurs enfants biologiques (notamment quand ceux-ci sont nés de l’adultère), ou encore sur leur rôle et leurs droits en tant que donneurs de sperme.

Traduit de l’allemand par Christopher Roth

Citer cet article

Margareth Lanzinger , « L’autorité paternelle en Europe », Encyclopédie d'histoire numérique de l'Europe [en ligne], ISSN 2677-6588, mis en ligne le 26/06/20 , consulté le 28/03/2024. Permalien : https://ehne.fr/fr/node/21309

Bibliographie

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Delumeau, Jean, Roche, Daniel (dir.), Histoire des pères et de la paternité, Tours, Larousse, 1990.

Lanzinger, Margareth (ed.), The Power of the Fathers : Historical Perspectives from Ancient Rome to the Nineteenth Century, Londres/New York, Routledge, 2015.

Weiss, Jessica, « Fathering and Fatherhood », dans Paula S. Fass (ed.), Encyclopedia of Children and Childhood in History and Society, New York, Macmillan, 2004, vol. 2, p. 348-353.

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