À partir du milieu du xxe siècle, le nombre de jeunes femmes africaines pratiquant les sports a considérablement augmenté, notamment dans le cadre scolaire. Cette généralisation de la pratique sportive féminine découle de politiques volontaristes d’augmentation de la scolarisation des filles par les États indépendants. En Côte d’Ivoire, la mise en place de l’Office ivoirien du sport scolaire en 1961 est le fruit d’une double dynamique : l’accent porté par Félix Houphouët-Boigny sur la scolarisation et le déploiement de la politique de coopération menée par la France dans son ancienne colonie.
Les sources administratives et associatives permettant de retracer l’histoire sportive des Ivoiriennes sont difficiles à retrouver. Comme en Europe, les traces du sport féminin sont peu nombreuses dans les archives administratives publiques, ou les archives d’associations sportives privées, et les administrateurs sportifs en parlent peu. Quant aux archives scolaires, elles portent peu sur les questions sportives en général, permettant plutôt de faire une généalogie des matières écrites. En parallèle, l’omniprésence du football masculin dans les pages « sport » des quotidiens nationaux, au détriment de toute autre pratique, est frappante. Autant de manques de sources qui expliquent, en partie, la tendance de l’historiographie des sports africains à se concentrer sur la pratique sportive masculine en général et sur le football en particulier.
Toutefois, les fonds privés des anciennes sportives et entraîneurs regorgent de photographies et de documents divers qui permettent de retracer la montée en puissance de la pratique sportive féminine en Côte d’Ivoire. Ces images sont conservées dans des classeurs, des albums ou des enveloppes. Il peut s’agir de portraits, de fête, de pique-nique, mais aussi de pratique sportive (entraînements, courses, matchs, équipes, etc.). Ce sont des photographies amateur ou professionnelles ou des images découpées dans la presse nationale (notamment Fraternité-Matin) et internationale.
L’éducation physique et sportive en images
Cette première photographie (de très petit format) est typique des photographies amateur conservées par les personnes rencontrées. Mal cadrée, elle donne à voir une séance d’éducation physique et sportive donnée par un homme blanc (en blanc, avec une casquette). Les haies (visibles à gauche) sont utilisées pour positionner les jambes lors de l’étirement. Ce type d’image issue d’un fond privé permet de documenter non seulement la matérialité d’un cours d’éducation physique et sportive (EPS) ivoirien dans les années 1960 (les haies mais aussi le sol en terre battue, les uniformes et les sandalettes des élèves), mais aussi celle de la coopération française. L’image est en effet issue des archives de l’entraîneur français que l’on aperçoit en blanc sur la photographie, professeur d’EPS et entraîneur de l’équipe de handball du lycée de jeunes filles de Bouaké, présent en Côte d’Ivoire dans le cadre de la coopération de 1964 à 1988.
Si le sport associatif, tel qu’hérité de la période coloniale, reste largement une affaire masculine, la pratique sportive féminine se déploie rapidement dans les écoles et les lycées depuis l’indépendance. Elle est étroitement liée à l’attention portée par le gouvernement de Félix Houphouët-Boigny à la scolarisation de la jeunesse et au déploiement d’un dispositif renforcé d’activités sportives scolaires.
De manière générale, si l’accès à l’école reste encore l’apanage d’une frange minoritaire de la population, relativement aisée et urbaine, les jeunes Ivoiriennes sont de plus en plus nombreuses à accéder à la scolarisation secondaire, y compris en dehors d’Abidjan. Et au cours des décennies qui suivent l’indépendance, un nombre croissant d’entre elles participe aux compétitions organisées par l’Office ivoirien du sport scolaire (OISSU). Alors qu’en 1960, seule une centaine d’élèves sur 2 000 participants étaient des filles, elles sont près de 3 000 à l’aube des années 1980, pour 9 000 garçons. Scolarisées dans une ville secondaire de Côte d’Ivoire, Bouaké, les jeunes filles de la photographie font partie de cette nouvelle génération d’Ivoiriennes, qui a accès à la scolarisation et, par ce biais, aux pratiques sportives.
Des photographies qui révèlent un succès sportif et médiatique
Les joueuses que l’on voit sur la deuxième photographie, conservée par une ancienne handballeuse interviewée en 2016, ont été largement médiatisées en Côte d’Ivoire, notamment à l’occasion de succès sportifs, à l’échelle nationale, continentale et internationale.
Cette image tient autant de l’archive visuelle que du document textuel. Ainsi, la mention de Roger Abinader sur la bâche du camion de défilé a permis de tirer le fil du financement de l’équipe par ce riche investisseur libanais. Arrivé en Côte d’Ivoire dans les années 1950, il a financé de nombreux clubs sportifs (handball, judo, natation, volley, basket, boxe, athlétisme) du pays, pendant plusieurs décennies. C’est lui qui fournit les équipements et finance les trajets de l’équipe, mais aussi les tenues de gala des joueuses (en rouge et blanc sur l’image). Il est aussi indiqué sur le char que les jeunes femmes de l’ASC Bouaké, qui brandissent une coupe, ont été championnes de la Coupe des clubs champions africains de handball, en l’occurrence de 1981 à 1984. L’image donne aussi à voir les hommes qui encadrent les joueuses : la coupe est brandie par l’un d’entre eux, vêtu d’une veste assortie à celles des joueuses, ou ceux qui sont à l’avant du camion, vêtus de blanc.
Avant ces succès internationaux, cette équipe a été constituée par leur entraîneur français à son arrivée au lycée. Elle rassemble des joueuses originaires des régions Centre et Nord de la Côte d’Ivoire. Personnellement sélectionnées par l’entraîneur français et ses adjoints lors de matchs ou de compétitions d’athlétisme scolaires, elles rejoignent la section sport-étude du lycée, en internat, où elles s’entraînent intensément aux côtés de leur formation scolaire. Cette section, officialisée à la fin des années 1970, est la première du genre du pays, filles et garçons confondues, à tel point que le ministère en fera un modèle pour d’autres lycées masculins de la ville en 1980. L’image permet de confirmer les souvenirs des anciennes joueuses quand elles se rappellent l’intérêt local et national pour leurs succès sportifs, à l’encontre des préventions préalables contre la pratique sportive féminine : le défilé dans la ville de Bouaké, les applaudissements de la foule, les invitations par des dignitaires politiques régionaux, etc.
Des jeunes femmes indépendantes
La troisième image, conservée par une autre sportive, elle aussi interviewée en 2016, est tout aussi typique des photographies conservées par les anciennes athlètes. Elle représente l’équipe de relais devenue championne de Côte d’Ivoire en 1982. Leur sourire et leur pose témoignent de la joie d’avoir remporté ce titre. Ces jeunes femmes ont poussé encore plus loin la spécialisation sportivo-scolaire, jusqu’à intégrer l’Institut national de la jeunesse et des sports (INJS) qui forme les futurs enseignants d’EPS à Abidjan, après le baccalauréat. Mais au-delà de leur affiliation, voire de leur tenue (shorts, débardeurs, chaussettes de sport, baskets, bande sur le genou), ce sont aussi leurs corps musclés, à la puissance visible, qui témoignent de leur engagement sportif.
Dans l’ensemble, ces images de sportives permettent de retracer les parcours d’une génération née avec l’indépendance, dont les préoccupations et les aspirations scolaires et professionnelles sont bien différentes de celles de leurs prédécesseuses. Certes, dans les années 1980, la plupart des jeunes filles restent encore bien loin de la scolarité tertiaire et la crise économique commence à doucher les aspirations d’une bonne part de la jeunesse. Mais pour nombre des jeunes sportives de Bouaké, au parcours atypique, les espoirs nés des possibles ouverts par l’indépendance de 1960 se réaliseront. Après avoir été encouragées à faire des études supérieures par leurs familles (à l’INJS ou ailleurs), tout en décidant de continuer à jouer au handball, notamment au sein de clubs abidjanais, une grande partie d’entre elles choisira de s’orienter vers des professions sportives : professeures de sport, entraîneuses voire cadres au sein du ministère des Sports.
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Finalement, ces photographies sont bel et bien des archives, à interroger en dialogue avec les récits de vie des sportives, mais aussi avec l’histoire ivoirienne. Elles permettent de proposer plusieurs lectures visuelles. Allant de leur présence centrale (positions, habillements, postures) aux objets qui les entourent, en passant par la présence d’hommes ivoiriens et français, les indices visuels permettent de lire le parcours sportif des Bouakéennes à l’aune de l’encadrement étroit de la pratique sportive féminine par les cadres masculins du pays, un encadrement qui, au même titre que la présence de coopérants français, fait partie des mécanismes de la politique scolaire et sportive ivoirienne postcoloniale. Parallèlement, alors que les archives officielles et les récits historiographiques sur le sport africain restent, encore à ce jour, largement androcentrés, ces images permettent aussi de produire des « contre-mémoires », produites et archivées par les sportives elles-mêmes, une mise en scène d’une geste sportive héroïque.