La congrégation du Bon Pasteur a été fondée à Angers en 1840 par mère Euphrasie Pelletier. Si sa vocation initiale est d’accueillir des jeunes filles « perdues », à la demande des familles qui considèrent leur enfant comme moralement en danger, rapidement l’État estime que ce type de structure, à mi-chemin entre le couvent et la prison, sert parfaitement au redressement des jeunes filles délinquantes et « déviantes ».
Entre le couvent et la prison : des internats d’un type particulier
L’architecture de ces internats d’un type particulier rappelle l’univers claustral et matérialise l’importance de la clôture : murs imposants, cours intérieures.
La plupart des établissements du Bon Pasteur se situent en ville, mais la double enceinte permet d’isoler les jeunes filles du monde extérieur. Comme l’a écrit Michelle Perrot, il s’agit « de les protéger et de s’en protéger ». Les sorties sont formellement interdites, sauf quelques dimanches où la promenade en ville se fait sous la bonne garde des sœurs, en rang, et dans le silence.
En 1850, la loi « sur l’éducation et le patronage des jeunes détenus » entérine la décision de confier les jeunes garçons justiciables aux colonies pénitentiaires et les jeunes filles considérées comme déviantes aux congrégations religieuses. Le modèle d’Angers peut alors essaimer dans toute la France (plus de 80 établissements de ce type sont encore en fonctionnement à la veille de la Seconde Guerre mondiale sur le territoire national) et son rayonnement atteint également l’Europe (Belgique, Irlande, Espagne, Allemagne, etc.) et le continent américain (États-Unis, Canada, Chili, etc.). S’il est difficile de dénombrer avec exactitude les effectifs de ces établissements, nous savons que, en moyenne, chaque Bon Pasteur a accueilli 100 à 200 jeunes filles par an entre les années 1850 et 1960. Ce sont donc des dizaines de milliers de pensionnaires qui sont passées entre ces murs en un siècle.
En France, cette congrégation conserve le monopole de la prise en charge des mineures bien après la séparation de l’Église et de l’État. Seules trois institutions publiques et laïques, nommées « école de préservation », sont ouvertes durant la période, mais ne survivent pas à l’après-1945. Il faut donc attendre les années 1970 pour que les juges des enfants cessent de placer les jeunes filles dans des structures religieuses. C’est à ce même moment également que la mixité entre dans les foyers de la justice des enfants.
Une classe idéale au Bon Pasteur dans les années 1950
La photographie n° 2 est issue d’une collection produite par la congrégation du Bon Pasteur. Elle a été prise au cœur des années 1950 dans un établissement non précisé de la congrégation, il peut s’agir de Charenton-le-Pont, ou peut-être à Pau, Orléans, Marseille… Elle figure dans un des livrets de présentation de l’ordre, qui se présente comme un petit fascicule de plusieurs pages, illustré d’autres photographies. Ces livrets ont pour vocation de valoriser l’action éducative de l’œuvre et sont distribués tant aux parents, qu’aux partenaires ou aux généreux donateurs.
On y voit une salle de classe avec huit jeunes filles en robe d’été, assises à leurs pupitres. Les livres sont ouverts, le tableau noir est en place. La religieuse, sans doute une institutrice, fait cours, attentive à ses élèves. Au fond, derrière une cloison vitrée qui sépare la classe – et la photographie – en deux, d’autres jeunes filles sont installées derrière des machines à écrire. Le cours de sténodactylo semble avoir commencé. L’ambiance apparaît studieuse. La silhouette d’une sœur se distingue, au fond de la classe.
Le cadrage et la mise en scène de la photographie dévoilent une scène un peu différente que celle d’une classe ordinaire. En effet, les protagonistes posent, tout est pesé, réfléchi. Il ne s’agit pas d’un reportage, encore moins d’une scène prise sur le vif. La sœur est en grand habit, le tableau noir est bien présent mais placé derrière les élèves, rien n’y est écrit. Aucun stylo sur les pupitres, les premières tables sont vides. La porte de communication entre les deux classes est ouverte. Tout cela compose une image édifiante, presqu’une photographie de propagande, qui vise à promouvoir l’œuvre des Bon Pasteur.
Qui sont ces jeunes filles ? Pourquoi portent-elles des robes toutes identiques, uniformes ?
L’ensemble des détails suggère que les jeunes filles se trouvent bien chez les sœurs. Mieux, elles sont dans un établissement de rééducation, et à ce titre tant l’environnement que l’encadrement ou encore les habits doivent exercer une contrainte sur les corps des élèves. Les mineures sagement assises à leur table ont été pour la plupart placées au Bon Pasteur par un juge des enfants. Venant pour majorité des classes populaires, elles ont en moyenne entre 15 et 21 ans et ont été jugées incorrigibles (souvent désignées comme telles par leurs parents suite à des sorties trop tardives, des grossesses non désirées, etc..), voleuses, ou vagabondes. Les archives indiquent qu’elles restent en moyenne 3 ans au Bon Pasteur, parfois beaucoup plus. Leurs journées sont monotones, rythmées par les prières, les repas, la classe, les ateliers…
Moderniser l’image du Bon Pasteur
Au moment où cette photographie est prise, les temps sont pourtant à la réforme. L’ordonnance du 2 février 1945 instaure en France une justice des enfants spécifique. De nouvelles professions voient le jour : juges des enfants, éducateurs et éducatrices. Le préambule de ce texte novateur invite au primat de l’éducation. Il faut éviter d’enfermer et de punir, c’est pourquoi la loi met l’accent sur l’insertion et la formation des mineur.es.
Dans ce contexte, les Bon Pasteur tentent de moderniser leur image. Le cliché insiste donc sur la formation professionnelle proposée aux pensionnaires, quand d’autres photographies mettent en scène les ateliers de repassage, de couture, de puériculture.
Néanmoins ces internats restent bien des lieux de discipline et d’enfermement. Dans les années 1950, marqués par leur histoire, ils ont dû mal à modifier leurs pratiques. Les sœurs sont rarement formées au métier d’éducatrices, le quotidien reste rythmé par la morale religieuse et les jeunes filles travaillent à des tâches répétitives, souvent au détriment d’une réelle formation. Elles demeurent considérées comme des pécheresses, des vicieuses, des perverses. Les punitions sont nombreuses, la menace du mitard toujours présente. La société, les familles, la justice ont demandé à ce qu’elles soient enfermées : le Bon Pasteur reste perçu comme le lieu idéal pour ce redressement des corps et des âmes.
Cette photographie est donc une archive illustrant l’application genrée de la justice des mineurs en 1950-1960. Car la prise en charge de la déviance et de la délinquance juvénile est différenciée selon le sexe des prévenus depuis le xixe siècle. En 1950, les filles (à la différence des garçons) sont toujours enfermées dans des congrégations religieuses, leurs formations se limitent au registre du féminin (sténo, buanderie, cuisine, etc.). Surtout leur apprendre un métier, même adapté à leur sexe, n’est pas une priorité, quoi qu’en dise le discours officiel. L’essentiel demeure de transformer ces jeunes femmes étiquetées comme déviantes, en futures épouses et mères : on espère qu’à leur sortie, elles feront un mariage légitime.