Cette photo jaunie par le temps nous laisse découvrir deux jeunes gens, qu’on imagine dans leur adolescence tardive, posant solennellement devant l’objectif. Nous sommes en pleine journée, le soleil tape. Ils portent tous deux un uniforme qu’on devine militaire. Pantalon court, chemisette et chapeau de brousse sur la tête pour l’un, uniforme technique, barda harnaché aux épaules et casque rond pour l’autre.
Derrière eux se dresse une borne en brique sur lequel trône un agave. Au troisième plan, sur la droite, se dessine une tente militaire. À gauche, au fond, une étendue de terre cultivée.
Cette photo, qu’on pourrait penser anodine, est un témoignage visuel rare d’une expérience pilote de service civique lancée par le Sénégal au lendemain de l’indépendance du pays en 1960.
Cette photo a été prise plus précisément en 1967 à Savoigne, petite bourgade sénégalaise d’actuellement 2 000 âmes, qui se situe au nord-ouest du pays à une dizaine de kilomètres de la frontière mauritanienne, près de Saint-Louis. Mais en 1967, Savoigne n’est pas ce qu’elle est aujourd’hui. En 1964, dans le cadre du développement national et du service civique lancé par le gouvernement sénégalais, Jean Alfred Diallo, alors chef d’état-major de l’armée, propose la création d’un village coopératif pilote. L’objectif initial est de prodiguer à une centaine de jeunes pionniers une triple formation agricole, intellectuelle et militaire.
On ne connaît pas l’identité du jeune de gauche. Mais à droite, c’est Alioune Ndiaye, qui habite encore le village avec sa femme et ses enfants. Ces deux jeunes font partie des 150 hommes célibataires âgés entre 16 et 20 ans recrutés par l’armée sénégalaise pour s’engager pour le chantier de Savoigne. « Devenir un citoyen utile capable d’assurer son destin individuel », telle est la maxime que ne cessent de répéter les promoteurs du projet.
Sur le papier, le projet est ambitieux : un chantier-école est installé, encadré et supervisé par l’armée. Après trois années, le chantier se transforme en un village coopératif dans le cadre de l’animation rurale, pierre angulaire du plan de développement des autorités sénégalaises de l’époque. Les pionniers acquièrent alors quelques parcelles de terres qu’ils s’engagent à cultiver et à faire prospérer. Le village de Savoigne est né.
Le quotidien des pionniers s’apparente à un emploi du temps de caserne. Alioune Ndiaye se rappelle un lever au clairon chaque matin à 6 heures. La section en charge des activités agricoles commence alors par s’occuper d’arroser les plantations. Entre 7 h et 8 h du matin, les recrues font leur jogging quotidien avant de se rassembler sur la place centrale du camp pour un appel au drapeau. Le petit-déjeuner rapidement avalé, les jeunes sont ensuite répartis pour la journée à diverses tâches, appuyé par le génie militaire (cultures, travaux publics, intendance) et ce jusqu’à la fin de l’après-midi. La journée se termine par des cours d’alphabétisation jusqu’à la nuit tombée.
Les week-ends sont chômés à tour de rôle par les sections de pionniers. C’est le temps des permissions, les jeunes peuvent enfin quitter leur uniforme militaire pour des vêtements civils et rejoindre Saint-Louis pour la journée. D’autre photos récupérées à Savoigne montrent d’ailleurs les pionniers en tenue citadine, chemise ouverte, lunettes de soleil et jeunes filles au bras.
Cette photo a été soigneusement gardée dans les archives personnelles d’un ancien pionnier habitant toujours à Savoigne. Elle fait partie d’un ensemble de photographies et d’archives collectées au fil des années pour cultiver la mémoire de cette expérience originale. En effet, au lendemain de la transformation du chantier en village autonome, les pionniers décident de se constituer en association pour garder contact entre eux et faire vivre l’histoire du village. En 2014, pour les 50 ans de la création de Savoigne, des dizaines d’anciens pionniers, vivant pour certains dans plusieurs autres pays d’Afrique de l’Ouest, ont fait le déplacement jusqu’au village.
Cette photo constitue une archive visuelle qui soulève deux aspects centraux des politiques de développement sénégalaises et plus largement ouest-africaines au tournant des années 1960. Premièrement, l’expérience de Savoigne symbolise à l’échelle locale le cœur du plan national sénégalais de lutte contre l’exode rural des jeunes et de la dynamisation des terroirs. Du point de vue de l’armée, le chantier de Savoigne souligne aussi la capacité de l’institution militaire à prendre en charge une action de développement au lendemain de l’indépendance du pays. Cette photo met d’ailleurs en lumière un concept clé pour les autorités sénégalaises, celui d’« armée-nation ». Initié par Léopold Sédar Senghor, premier président sénégalais, et Jean-Alfred Diallo, chef d’état-major et initiateur de ce chantier-école, l’expérience de Savoigne témoigne alors de cette relation unique entre les forces militaires et les autorités civiles.
Deuxièmement, au travers de cette photo, ressort les valeurs toute militaire d’esprit de corps, de virilité et d’effort que l’on retrouve plus largement dans les politiques de construction nationale très masculinistes en Afrique de l’Ouest dans les années 1960.
Ces deux jeunes pionniers, en habit militaire, témoignent de la fabrique d’un « homme nouveau », fer de la lance du projet politique sénégalais au lendemain de l’indépendance. L’objectif était de créer des citoyens productifs et « modernes » en renvoyant les jeunes hommes du pays à la terre grâce à un réseau de chantiers-écoles. Formés intellectuellement, professionnellement et militairement, ils incarnent alors pour les autorités politiques sénégalaises les acteurs clés et les promoteurs du développement national, reléguant par la même les jeunes filles et les femmes à un rôle de simple accompagnatrice dans la construction du pays.