Lessives en partage

Technique et solidarités : l’aube d’une émancipation ?

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En 1961, le journal syndical Le Paysan nantais, organe de la FDSEA (Fédération départementale du syndicat des exploitants agricoles) de Loire-Atlantique, publie une photographie ayant pour légende : « Deux utilisatrices de l’association de Pannecé posent près de la machine à laver ». Elle vient illustrer un article écrit par « L’Équipe féminine », un groupe d’agricultrices cherchant à valoriser la place des femmes en milieu rural et à susciter leur engagement dans la FDSEA.

La photographie est conservée dans le fonds constitué par la rédaction du journal et déposé en 1985 au Centre de documentation du mouvement ouvrier et du travail de Nantes (devenu Centre d’histoire du travail). Exclue en 1978 de la structure nationale car jugée trop à gauche, la FDSEA Loire-Atlantique a fusionné en 1997 avec les Paysans travailleurs pour donner naissance à la Confédération paysanne, dont Le Paysan nantais, qui a suivi ces recompositions syndicales, devient l’organe.

À Pannecé, village de Loire-Atlantique, dans la cour d’une ferme, devant ce qui semble être une baratte, deux enfants et deux femmes, à la fois souriantes et réservées, posent autour d’une machine à laver. Tout en elles respire la simplicité : leurs coiffures et leurs vêtements, l’absence de maquillage. L’une d’elles porte une blouse, rappelant le travail domestique.

Ce pourrait être une photographie anodine comme il en existe tant dans les albums de famille. Rassembler femmes, enfants et machine à laver fige les attributions féminines et évoque la « normalité » de la répartition sexuée des tâches. Mais en quoi la présence incongrue de la machine à laver, autour de laquelle se disposent femmes et enfants, est-elle un événement à photographier ?

Alléger les tâches du quotidien

L’entretien du linge constitue encore de nos jours l’un des noyaux durs de l’inégalité, s’appuyant sur un savoir-faire revendiqué par les femmes et rarement contesté par les hommes. Une enquête sur « la vie quotidienne des familles ouvrières » réalisée en 1950-1952 par P.H. Chombart de Lauwe montre que les femmes jugent que la lessive est la tâche la plus pénible et la source de fatigue la plus importante de leur quotidien. Il en est de même en milieu agricole. Or, à cette date, la machine à laver n’est présente que dans 8 % des foyers.

De nombreuses publicités insistent donc sur la transformation du quotidien des femmes que rend possible la machine à laver, à l’instar de la publicité pour la marque Laden, publiée par Paris Match en octobre 1954. Le graphisme et le texte qui l’accompagnent sous-tendent qu’acheter une machine à laver à sa femme est une preuve d’amour. Au milieu des années 1950, le budget de beaucoup de ménages est lié au salaire masculin, car le taux d’activité des femmes étant au plus bas depuis le début du siècle, les épouses n’ont aucune indépendance financière. Le texte de la publicité Laden indique que l’épouse, « émerveillée, éperdue de reconnaissance pour son mari qui la lui a offerte », se jette dans ses bras car « elle vient de comprendre que sa vie va être transformée ».

Paris Match, n° 289, 9-16 octobre 1954.
Paris Match, n° 289, 9-16 octobre 1954.

Les militantes urbaines d’associations de quartier inscrites dans la mouvance catholique-sociale souhaitent alléger les charges domestiques pesant sur les femmes de milieux populaires, et leur offrir ainsi la possibilité de s’investir socialement. C’est pourquoi ces associations achètent des petites machines à laver que les adhérentes font circuler entre elles. Outre la mise en place de solidarités, cela permet de contourner l’obstacle financier représenté par l’achat d’une machine individuelle. Il faut toutefois vaincre les réticences de certaines femmes, inquiètes du jugement porté sur celles se déchargeant ainsi d’une fonction ancestrale.

Modernité en milieu rural

La photo publiée dans Le Paysan nantais illustre un article relatant une initiative similaire, portée par une association familiale rurale, créée sur le modèle des associations urbaines. L’association permet aussi de rompre l’isolement, d’échanger sur les problèmes qui se posent aux femmes et aux familles. Sa fonction dépasse l’utilisation de machines à laver ou à tricoter, même si celle-ci est fondamentale. L’article évoque ainsi d’autres actions témoignant de l’évolution des mentalités en milieu agricole : la création d’équipes sportives pour les jeunes (selon le sexe), l’envoi d’enfants en colonies de vacances, rassemblant filles et garçons cette fois, alors qu’en 1959, seules 30 % des écoles primaires sont mixtes.

Les deux femmes, qui sur la photographie semblent prêtes à s’effacer, font néanmoins partie de celles qui cherchent à faire bouger les choses, veulent par exemple « donner un métier aux filles » (Le Paysan nantais, 29 avril 1961). Dans l’un des numéros suivants (10 juin 1961), l’Équipe féminine évoque l’importance de l’implication des femmes dans le syndicalisme, et ce à tous les niveaux, de façon personnelle et « non par l’intermédiaire du mari et de ses comptes-rendus. » Des femmes qui, donc, passent du statut d’accompagnatrice du combat du mari à celui d’actrice.

Faciliter l’engagement syndical des agricultrices ne va pas de soi, et, pour mieux les contrer, les militantes listent les objections probables : le foyer sera « moins accueillant pour le mari », « ce genre de responsabilité n’est pas l’affaire des femmes, elles n’ont pas le temps », « par son action extérieure, la femme perdra sa féminité ».

Dans l’article de juin, l’« Équipe féminine » souligne que, même s’il y a des salariés, « la femme participe souvent à la marche de la ferme ». Pourtant, leur travail n’est pas socialement reconnu et ne leur ouvre pas de droits. On peut raisonnablement supposer que les deux femmes photographiées feront aussi partie de celles qui, dans la décennie suivante, réclameront un statut pour les agricultrices.

Mais la photographie « machine à laver » exprime aussi la fierté d’adhérer à l’association familiale et de s’être organisées pour utiliser en commun la machine à laver. Elle permet de saisir un moment de l’histoire sociale d’un objet technique, la machine à laver, dans la vie quotidienne des femmes. Les hommes, absents du cliché, en assurent souvent quant à eux le transport et les réparations.

Les machines individuelles ne se répandant qu’au fil de la décennie 1960, le cliché de 1961 inscrit ces familles dans une certaine modernité, une ouverture sur l’extérieur. Et ce, malgré le maintien du partage sexué du travail et des assignations dans une grande majorité de foyers, conformes en cela à la grande majorité de la société française de l’époque.

L’appartenance à la FDSEA 44 est aussi un signe de cette ouverture, puisqu’elle a été partie prenante de la création de la Confédération paysanne 44, syndicat classé « à gauche » et qui s’oppose à l’agriculture industrielle.

Citer cet article

Dominique Loiseau , « Lessives en partage », Encyclopédie d'histoire numérique de l'Europe [en ligne], ISSN 2677-6588, mis en ligne le 27/11/24 , consulté le 13/12/2024. Permalien : https://ehne.fr/fr/node/21860

Bibliographie

Photographie de la vidéo : photographie anonyme parue dans Le Paysan nantais, 20 juillet 1961. Fonds FDSEA/Confédération paysanne de Loire-Atlantique.

Loiseau, Dominique, Femmes et militantisme, Paris, L’Harmattan, 1996.

Loiseau, Dominique, Solal, Elsa, Battements d’ailes, clichés féminins/masculins aujourd’hui, Le Revest-Les-Eaux, Les Cahiers de l’Égaré, 2015.

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